Le travail est-il une aliénation ou l’instrument de notre
liberté ?
Du latin « tripalium », instrument de
torture Désigne aussi l’espace délimité par 4 pieux où l’on
ferrait les chevaux Désigne aussi la phase de contractions de
l’accouchement Présenté dans la tradition biblique sous le double
sens de la malédiction divine et de la rédemption, le travail nous apparaît
comme une notion contradictoire. Chez le même auteur, Marx, on peut trouver
une apologie du travail comme mode privilégié de la réalisation de l’homme,
et d’autre part une critique du travail dans la société bourgeoise, comme
mode d’aliénation et d’exploitation de l’homme par l’homme |
|
On remarquera le
déséquilibre du sujet, entre les deux membres de la disjonction
« ou » (être en-soi une
aliénation, ou n’être que l’instrument de notre liberté. On vous demande si c’est
le procès du travail, ou celui de
formes perverties d’organisations du travail qu’il faut faire, |
La pire des définitions
que nous puissions en donner est de dire qu’elle est l’absence de
contraintes, car alors, personne n’est libre, hormis un dieu. Nous nous proposons de
retenir trois citations : La première de
Hegel : La liberté, c’est l’intellection de la nécessité La seconde de
Rousseau : L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté La troisième de
Marx : Le domaine de la liberté commence où s’arrête celui du travail
nécessaire |
Aliénation : du latin
« alien », l’étranger Initialement, concept
juridique employé pour désigner toute cession de bien (vente, don) Indique de manière
générale l’idée d’être étranger à, ou de subir l’influence d’une puissance
extérieure à soi. Chez
Hegel et chez Marx, le concept n’a pas qu’un sens négatif, puisqu’il indique
ce rapport nécessaire que nous avons à l’altérité (ce qui n’est pas
nous) ; Ce rapport nous fonde en tant que sujet : en travaillant je
transforme une réalité qui m’est étrangère, mais je découvre du même coup ce
que je suis, je réalise mes potentialités. |
Reformulation du sujet :
Le travail est-il en
lui-même la marque, inscrite dans notre condition, de notre dépendance par
rapport au monde tant naturel que social, ou n’est-il pas plutôt le moyen
ambivalent par lequel les hommes peuvent tout aussi bien conquérir leur
liberté, que subir une dure servitude de la part de leurs semblables ?
Proposition de
corrigé :
Introduction :
|
|
Entrée en matière Enoncé du sujet Reformulation du
sujet Plan |
1 – [Le travail est-il une nécessité naturelle pour l’homme, ou une
obligation sociale ? que s’ensuit-il pour la question de sa liberté ?
]
Introduction :
On opposera ici la nécessité (ce qui ne peut pas ne pas être) à l’obligation (ce qui me laisse le choix). La première nous force, et nous n’avons pas de possibilité de nous y soustraire. En relèvent le besoin, notre caractère d’être mortels, et soumis aux lois de la nature. En revanche, l’obligation nous laisse libres de lui obéir ou d’y contrevenir : les règles sociales, morales sont de cet ordre. En bref, comme le dirait Rousseau, si je suis forcé d’obéir, je n’y suis plus obligé. Le travail relève-il de la nécessité ou de l’obligation ? Que s’ensuit-il pour la question de la liberté ?
1.1
– On représente
souvent la liberté comme l’absence de contrainte. Si cela est le cas, si le
travail est de l’ordre du nécessaire, s’il est essentiellement destiné à
satisfaire nos besoins vitaux élémentaires, alors s’ensuit-il que nous ne
sommes pas libres ?
1.1.1 – Le travail sous sa forme la plus primitive vise à satisfaire des besoins fondamentaux de l’homme, comme manger, boire, se protéger contre le froid, assurer sa sécurité. Or, si l’animal satisfait ces besoins par l’intermédiaire de son instinct, l’homme qui en est dépourvu doit palier cette carence : L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct; ce n’est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d’aliments, l’invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son oeuvre.[1]Kant insiste ici sur la faiblesse de la dotation animale de l’homme qui le contraint à tirer de lui-même sa subsistance de la nature. Ainsi aucune société ne peut survivre si elle ne produit les biens nécessaires à la satisfaction des besoins fondamentaux. Il existe donc bien un travail nécessaire, dont on peut penser qu’il est irréductible, quelque soit le type de société considéré.
1.1.2 Cependant, on pourrait nous objecter que ceci n’est vrai que sur le plan collectif : car dans un cadre social, l’individu peut toujours éviter la charge du travail nécessaire, soit qu’il décide de parasiter cette société (si du moins le contexte social le permet), ou encore qu’il bénéficie d’un type de division du travail (s’il a des esclaves par exemple) lui permettant d’échapper pour lui-même à cette contrainte. Toutefois nous pouvons observer que dans ce cas il n’échappe que fictivement à la contrainte, car il reste sous la dépendance d’une contingence : si la situation sociale change, si l’esclave se révolte ou encore si personne ne veut plus produire dans la société, le travail redeviendra une nécessité individuelle de survie.
1.1.3 Admettons donc que le travail soit bien de l’ordre de la nécessité. On serait tenté alors de dire, si nous maintenons notre définition initiale de la liberté comme absence de contraintes, que nous ne sommes pas libres. Mais une telle définition convient-elle à l’homme ? La définir ainsi n’est-ce pas plutôt la postuler pour un dieu, c’est à dire un être omniscient, omnipotent, et immortel. Or nous n’avons aucune de ces qualités. Maintenir notre définition nous conduit à une aporie, à une impasse qui reviendrait à dire qu’aucun homme n’est libre, puisque à l’évidence, des nécessités naturelles, et bien d’autres que celles du travail, pèsent aussi sur nous : pesanteur, déterminismes physico-chimique ou biologiques etc. Ne doit-on pas plutôt conclure que cette nécessité de travailler fait partie de notre condition d’homme, du cadre général dans lequel peut s’exercer notre liberté ? Il nous suffirait alors de la reconnaître comme telle, si, comme le dit Hegel « La liberté c’est l’intellection de la nécessité », c’est à dire si la connaissance que nous avons des nécessités auxquelles nous sommes soumis nous permet de nous en libérer.[2] Mais si le travail en tant que nécessité ne ruine pas le projet d’être libre, qu’en est-il du travail en tant qu’obligation sociale ?
1.2
– Il se
pourrait aussi que le travail soit une obligation, c’est à dire un devoir moral
et social. Qu’est-ce qui peut dicter un
tel devoir ? Qu’est-ce qui pourrait nous conduire à le respecter ?
Sommes-nous libres ou pas de le faire ? L’intérêt collectif nous demande
de contribuer à l’effort commun, à mesure de nos capacités. La raison peut aussi,
à la manière Kantienne, nous dicter le devoir : serons-nous libres
d’obéir ?
1.2.1 La raison pourrait nous dicter deux impératifs, qui nous conduiraient à considérer que le travail est pour nous un devoir. Le premier nous dit de ne suivre comme maxime de notre action qu’un principe qui soit universalisable ; le second nous dit de considérer autrui comme une fin, et non comme un moyen. Ainsi, la raison pourrait montrer que le travail est une valeur universelle, puisque aussi bien il s’agit de travailler pour le bien commun, et pour des bienfaits que tous partagent. Ne pas travailler, c’est supporter que l’autre travaille pour nous, ce qui serait contradictoire avec notre seconde exigence. C’est d’ailleurs pour cela que, selon Kant, il « est de la plus grande importance d’apprendre aux enfants à travailler »[3] En effet, la raison n’est pas spontanément développée chez l’enfant. Le sens de ses devoirs doit donc être développé, ce que réalise un apprentissage précoce du travail. L’école est une culture forcée. C’est rendre un très mauvais service à l’enfant que de l’accoutumer à tout regarder comme un jeu. Il faut sans doute qu’il ait ses moments de récréation, mais il faut aussi qu’il ait ses moments de travail. S’il n’aperçoit pas d’abord l’utilité de cette contrainte, il la reconnaîtra plus tard (…)L’éducation doit être forcée, mais cela ne veut pas dire qu’elle doive traiter les enfants comme des esclaves.3
1.2.2
Mais, pourrait-on nous objecter : n’est-ce pas une
tyrannie de la raison contre la sensibilité ? Celle-ci, la voix de la nature,
devrait plutôt nous inciter à la paresse ; si l’on en croit
Rousseau : Il est inconcevable à
quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour
dormir, végéter, rester immobile; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements
nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les
sauvages dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence. (…)Ne rien
faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se
conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est
pour parvenir au repos que chacun travaille: c’est encore la paresse qui nous
rend laborieux.[4] Notre
nature ne nous incite-t-elle pas plutôt à la paresse[5] ?
Pour quelles raisons devrait-on obéir aux tardives leçons de la raison ?
D’ailleurs, P.Lafargue dénonçait dans un pamphlet célèbre : Une étrange folie possède les classes
ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. (…)Cette folie est
l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à
l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de
réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les
moralistes, ont sacrosanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont
voulu être plus sages que leur Dieu; hommes faibles et méprisables, ils ont
voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. (…)Et dire que les fils des
héros de la Terreur se sont laissé dégrader par la religion du travail au
point d’accepter après 1848, comme une conquête révolutionnaire, la loi qui
limitait à douze heures le travail dans les fabriques; ils proclamaient comme
un principe révolutionnaire, le droit au travail. Honte au prolétariat français
! Des esclaves seuls eussent été capables d’une telle bassesse. Il faudrait 20
ans de civilisation capitaliste à un Grec des temps héroïques pour concevoir
un tel avilissement.[6]
Au-delà de l’ironie féroce du libelliste, on retrouve la même revendication
libertaire du droit à la paresse, qui
ne voit dans le travail, que « la
meilleure des polices », capable, comme le dit Nietzsche, de réprimer
toute revendication individualiste. Dans
la glorification du «travail», dans les infatigables discours sur la
«bénédiction du travail», je vois la même arrière-pensée que dans les louanges
adressées aux actes impersonnels et utiles à tous: à savoir la peur de tout ce
qui est individuel.[7] Nietzsche
y voit un risque d’appauvrissement du pouvoir créatif de l’homme au profit d’un
abrutissement dans le « dur labeur
du matin au soir »
1.2.3 Pour répondre à cette objection, appelons-en à Rousseau « l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». En effet, le propre du travail c’est de dépasser le simple niveau du désir, pour celui du projet. Celui qui travaille, nous dit Marx : « réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » Le travail atteste de la spiritualité de l’homme, puisqu’il y dépasse sa simple donnée instinctuelle pour projeter quelque chose qui n’existe pas dans la nature ; plus, le travailleur va astreindre sa volonté à un effort continu pour parvenir à ses fins. Le travail est donc par excellence un acte moral, au sens où il suppose non pas une simple velléité d’action mais une « tension constante de la volonté »[8] Or, souligne Marx, ce fait est d’autant plus sensible qu’il s’éloigne de la satisfaction d’un plaisir immédiat, au profit d’une satisfaction spirituelle : la satisfaction de s’être dominé soi-même et de s’être donné une loi, au lieu de la subir. Agissant ainsi, l’homme se libère de son animalité.
1.3
– Mais on
pourrait objecter que si la liberté est choix, le plus libre sera celui qui
gardera intacte sa capacité à choisir, celui qui laissera ouvert le champ des
possibles entre lesquels il pourrait choisir. Or, travailler, choisir de faire
ceci ou cela, c’est se déterminer, c’est à dire éliminer de facto d’autres possibles qui auraient pu s’offrir à moi. En un mot,
en choisissant d’être agriculteur, prof de philo ou danseur mondain, j’élimine
à chaque fois les autres possibles. Faute de pouvoir explorer toutes les voies
possibles de l’être, la tentation serait de choisir de ne pas choisir, pour
rester libre
Mais le raisonnement est en défaut. Car voulant garder ma liberté intacte, je me condamne aussi à ne lui donner aucun contenu. Elle restera une liberté en puissance, jamais en acte. En un mot, je me condamne à ne pas être. Mon désir d’une liberté infinie, qui renierait le travail pour se préserver, n’est finalement qu’un rêve stérile et une chimère, expression du regret de ne pouvoir être Dieu.
Conclusion : De l’examen de ce qu’est le travail, nous ne pouvons donc tirer qu’il est par lui-même une entrave à notre liberté. Il ne le serait que si nous la pensions indéterminée, c’est à dire vaine. Exigence de notre condition, mode privilégié de la réalisation de soi, ou loi que l’on se donne à soi-même rien n’indique dans le travail considéré en lui-même qu’il nous enferme dans des fers. Tout au contraire : Il est […] faux de s’imaginer que, si Adam et Eve étaient restés dans le paradis, il n’eussent fait autre chose que demeurer assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’oisiveté eût fait leur tourment tout aussi bien que celui des autres hommes.[9] Ce qui revient à dire que la perfectibilité » ne se fût pas développée en nous si nous n’avions eu la nécessité de travailler. Si rien n’indique que le travail est en soi une aliénation, est-ce bien lui qui est en accusation ici ?
2
–[ Est-ce bien le
procès du travail qu’il faut instruire, ou celui d’organisations perverties du
travail ?]
Introduction :
Le travail, nous l’avons vu, semble bien être une source de progrès moral pour l’homme. En quoi peut-on dire que c’est en travaillant que l’homme se libère de la nature et se découvre ? En quoi peut-on dire que, ce faisant, il donne un contenu concret à sa liberté ? En quoi cet idéal peut-il être perverti dans certaines sociétés au point de devenir l’instrument de la domination de l’homme par l’homme ?
2.1
[– Le travail
permet à l’homme de s’affranchir de la nature.]
2.1.1 [C’est par le travail, la technique que l’homme peut prétendre se rendre « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes)]
On pourrait d’abord souligner combien le travail a libéré l’homme des contraintes de la nature, à travers les sciences et les techniques. Même s’il découvre aujourd’hui que sa liberté face à la nature est limitée par les responsabilité qu’il a vis-à-vis d’elle, on peut souligner que l’homme moderne, le nouveau Prométhée, a réussi à dominer son monde, au point de réduire l’espace et le temps (transports, télécommunications…) Cela, l’homme moderne le doit à son travail et à sa capacité à se servir des lois de la nature pour parvenir à ses fins.
Mais c’est avant tout sur le plan personnel que le travail permet à l’homme de devenir lui-même, de se penser comme être libre face à la nature.
2.1.2 [La dialectique du maître et de l’esclave (Hegel)]
Dans le combat à mort que se livrent deux hommes, chacun veut obtenir de l’autre la reconnaissance de son humanité. L’épreuve est cruciale : chacun d’eux veut montrer qu’il tient plus à la liberté (donc à l’humanité) qu’à la vie (donc à la nature). Si l’un des deux cède, par peur de la mort, il devient l’esclave de l’autre, puisqu’il abandonne tout droit ou toute prétention à l’humanité en préférant la vie à la liberté. Voici notre maître et notre esclave installés dans leurs rôles respectifs, situation dont on pourrait augurer qu’elle risque de se pérenniser. Mais en fait, l’esclave maintenant travaille pour le maître. Il a donc un rapport de transformation à la nature, et, élaborant un objet, il devient maître de cette nature, qui initialement était pour lui une prison. Il va du même coup développer ses facultés, son intelligence et sa force et se prépare à devenir à son tour maître d’une nature soumise. Le maître, lui, perd progressivement le lien à la nature : ou du moins ce lien est maintenant médiatisé par l’esclave ; il n’a plus alors au monde qu’un rapport de jouissance (il jouit simplement des fruits du travail de l’esclave), non un rapport de désir. On peut supposer aussi qu’il s’amollit progressivement et deviendra, à terme, incapable de conserver la domination initialement conquise.[10] & [11]
Il faut prendre cette analyse de Hegel comme la fable de l’humanité. Celle-ci conquiert son indépendance par un affrontement à ce qui n’est pas elle. Il y a d’abord aliénation, puisque l’esclave doit travailler et affronter la nature. Mais cette aliénation n’est que provisoire : elle permet à l’homme de se découvrir et ainsi le rapport à la nature se renverse ; d’aliéné aux forces de la nature, l’esclave se prépare à en devenir le maître, et, au-delà, le maître du maître.
2.1.3 [C’est par le travail que l’homme conquiert les plus hautes réalisations de l’humanité (Marx)]
Il convient enfin de distinguer entre le travail qui a pour finalité la satisfaction des besoins fondamentaux de l'homme (concernant la nourriture, le vêtement, la protection contre le froid, la sécurité etc…) et le travail qui se situe au-delà de cette sphère purement matérielle. En fait, notre humanité se révèle dans notre capacité à dépasser ce niveau simplement vital, pour la conquête de biens spirituels comme l'art, la science, la réflexion morale ou métaphysique, etc…)
Le domaine de la liberté commence
seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la
finalité extérieure; d’après sa nature, ce domaine se situe donc au-delà de la
sphère de la production à proprement parler matérielle. (…)[12]
Qu'est-ce que la liberté de l'homme ici ? Précisément ce que, par son travail, il est capable de rajouter au monde, comme sens ou comme valeur. On retrouve ici une idée que Kant développait déjà, celle que la conquête des biens propre de l'humanité est la conséquence d'une carence originelle : privés d'instinct, mais aussi libres d'instinct. La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison.[13]
Lorsque la production ne vise plus la satisfaction des besoins vitaux, elle peut être qualifiée de "travail libre". Nous aurons à nous demander à quelles conditions une société peut s'organiser pour limiter autant que faire se peut la part de travail nécessaire, afin de permettre à ses membres de se tourner vers cette production "superflue"[14]
C’est au-delà que commence ce développement
des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui constitue le
véritable domaine de la liberté.11
On remarque ainsi que, dans sa définition idéale, le travail permet l’épanouissement des potentialités de l’homme. C’est en travaillant qu’il va donner un contenu à cette perfectibilité qui est la caractéristique qui le distingue le plus sûrement de l’animal[15]. Ainsi, si l’on admet que l’animal est totalement aliéné à son instinct, à son biotope, en un mot à la nature, nous pouvons dire que le travail est le mode particulier par lequel l’homme se libère.[16]
2.2
– [La perversion du travail]
Comment expliquer alors que le travail, que nous venons de définir de manière idéale comme mode privilégié de la réalisation de l’humain, se présente souvent, dans l’histoire, comme une dure aliénation de l’homme par l’homme ?
2.2.3 [De l’esclavage]
Il s’agit de la forme extrême de l’aliénation par le travail. Aristote décrit l’esclave en ces termes : il s’agit d’un « instrument animé » donc d’un homme réduit à la seule fonction de servir son maître. L’esclave ne s’appartient plus, et dans la société esclavagiste, il est tout à fait comparable dans son statut aux autres biens matériels de la famille.
L’esclave lui-même est une sorte de
propriété animée, et tout homme au service d’autrui est comme un instrument qui
tient lieu d’instruments. (...)[17]
Rousseau, à la fin du XVIIIe siècle nous dira que l’homme qui perd sa liberté perd du même coup sa dignité d’homme :
Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa
qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul
dédommagement possible pour quiconque renonce à tout . Une telle
renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter
toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté.[18]
Ainsi l’esclavage est la forme la plus pervertie du travail humain, puisque, au lieu de réaliser l’humanité de l’homme, elle la nie.
2.2.4 [Le procès du travail selon Marx]
Il s’agit du procès du travail dans la société bourgeoise du XIXe siècle. Reprenons ici l’analyse de Marx :
D’abord, dans de fait que le travail est
extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que,
dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent
pas satisfait, mais malheureux; qu’il n’y déploie pas une libre énergie
physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est
pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail; dans
le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille
pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire,
mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin,, mais
seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature
aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas
de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail
aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi,
mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le
fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui
appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même,
mais à un autre (...)[19].
Le reproche principal que Marx fait au travail dans la société capitaliste, c’est celui de l’extériorité du travail par rapport au travailleur. D’une part, il ne fabrique plus directement un objet, mais vend sa force de travail à un employeur. La finalité du travail lui échappe donc, car ce n’est pas lui qui choisit de produire tel ou tel objet, non plus que les modalités de sa fabrication. Les moyens de production ne lui appartiennent plus, puisque les machines, les matières premières, les manufactures sont la propriété du capital. Il ne participe aucunement de la plus value réalisée ; il est enfin aliéné au rythme d’une machine, et aux exigences de rentabilité de la production. Un tel travail a donc perdu sa finalité, l’homme, pour une finalité extérieure à l’homme, le profit.
2.2.5 [La perte du sens/finalité – Le travail en miettes (Friedmann)]
C’est la révolution industrielle qui va initier un nouveau mode de division et d’organisation du travail. L’occident va passer d’une conception corporatiste du travail (où les travailleurs se répartissent en « métiers » distincts) à une conception divisée et spécialisée des tâches. A travers deux théories sur la rationalisation du travail, le Taylorisme (fin du XIXe siècle) et le Fordisme (début du XXe siècle) on assiste à l’extrême division des tâches au sein des unités de production. Le travailleur perd le sens de son ouvrage, il peut n’effectuer qu’une tâche répétitive et ignorer tout de l’objet produit (fonctionnalité, finalité etc…) Dans la seconde moitié du XXe siècle se généralise dans les usines le travail posté qui achève cette parcellisation des tâches.
Des opérations, naguère groupées entre les
mains d’un seul tisserand professionnel, commencent à se disjoindre. Nous
assistons là aux débuts d’un phénomène d’éparpillement, continu, multiforme,
universel, favorisé, au cours du XIXe siècle, par la spécialisation des
machines et la croyance solide, on pourrait dire quasi-mystique, qui gagne le
monde des ingénieurs et s’y épanouira à partir. de 1880, à travers le
taylorisme: à savoir que toute rationalisation «scientifique» du travail s’accompagne d’un éclatement des tâches,
augmentant le rendement des travailleurs « spécialisés », le volume de la production et par
ailleurs abaissant le prix de revient d’objets fabriqués en assez grande série.[20]
On comprend
que la finalité du travail est maintenant extérieure au travailleur et même à
son travail. On parlera d’ailleurs beaucoup plus prosaïquement
« d’objectifs à atteindre », dans le cadre d’une production planifiée
et rationalisée. Il s’agit là d’un exemple des errements de la raison :
les philosophes des lumières, et Kant en tête auraient été bien déconfits de
voir ce que cette raison « instrumentale » (qui a perdu le sens de sa
finalité) pouvait produire. La raison contre l’homme, l’arroseur arrosé, en
quelque sorte, et le travail perverti
qui n’est plus ressenti que comme contrainte, une contrainte à fuir. Le taylorisme moderne ne fait
pas autre chose. L’ouvrier devient l’homme d’une seule opération qu’il répète
cent fois par jour; il n’est plus qu’un objet et il serait enfantin ou odieux
de raconter à une piqueuse de bottines ou à l’ouvrière qui pose les aiguilles
sur le cadran de vitesse des automobiles Ford qu’elles conservent, au sein de
l’action où elles sont engagées, la liberté intérieure de penser.[21]
Que reste-t-il en effet, dans un tel « travail en miettes », de ce bel idéal que nous avions précédemment décrit ? Nous objectera-t-on qu’il reste au travailleur les loisirs, pour se retrouver. Mais n’est-ce pas postuler une société schizophrène qui accepte l’asservissement et l’abrutissement du travail à seule fin de pouvoir se payer des vacances ?
2.3 – [Le procès du travail n’est pas celui du travail mais celui de la perversion du travail par l’homme]
Devons nous conclure de ces errements que le travail est la pire des chaînes que l’homme ait inventée pour s’aliéner lui-même ? Mais est-ce bien ici le procès du travail qu’il faut instruire, ou celui de formes perverties d’organisation de ce travail ?
Car après tout, il existait dans l’Athènes d’Aristote des artistes ou des poètes, des architectes et des médecins dont le travail, même s’il n’était pas déjà désigné sous ce concept, dont le travail dis-je, n’était ni servitude, ni indignité. Les Grecs avaient beau jeu de maudire le travail et d’y voir la marque d’une infériorité : c’est qu’ils se réservaient la meilleure part ; à eux la philosophie, la magistrature, la guerre, le gymnase et les jeux, les arts et le théâtre, aux autres le dur labeur pour arracher ses fruits à la terre. Platon même, oubliant la leçon de son maître qui avait fait d’un esclave un géomètre[22], plaçait les travailleurs manuels dans la classe la plus basse de sa République idéale . C’est bien plutôt à la société esclavagiste qu’il faut réserver nos reproches, notre critique du travail doit se transformer en la dénonciation d’une société inique.
De même, les dérives de la division du travail dans notre société ne doivent pas nous conduire à rejeter en bloc tout travail. Là aussi la question a une dimension politique, au sens large du terme : il s’agit de choix de société. Les débats sur le libéralisme « sauvage » en portent la marque. Il est même possible que la dénonciation du travail à la chaîne et des « cadences infernales » fasse aujourd’hui figure d’antiquité ; qu’on ne s’y trompe cependant pas, les nations occidentales ont simplement déplacé le problème. Si les travailleurs européens ont vu leurs postes de travail s’améliorer (ne nous parle-t-on pas des miracles de la « robotique »), c ‘est aussi parce que les tâches pénibles et répétitives sont aujourd’hui réalisées par une main d’œuvre corvéable à merci au Maroc, en Chine ou en Malaisie. Si bien qu’on pourrait bien nous retourner la critique faite aux Grecs de l’antiquité ; nous avons beau jeu de nous réjouir du retour de la croissance et du plein emploi : sur quelles exploitations repose notre bel optimisme ? Là aussi ce n’est pas le travail qui est en cause mais ce que nous en avons fait.
Il est vrai que nous n’avons de leçon à donner à personne : notre société, notre culture a enfanté dans un passé proche de la perversion suprême du travail sous la forme de ces camps de concentration dont l’un d’entre eux affichait cyniquement à son fronton « Arbeit macht frei [23]».
Conclusion :
On peut donc dire que ce
n’est pas le travail qui, en lui-même constitue une aliénation ; il est à la fois l’instrument de la liberté ou
celui de l’aliénation. Tout dépend donc de l’usage que les hommes en
font ; le problème est donc politique et moral : politique, puisqu’il
concerne la manière dont les sociétés produisent et répartissent la richesse
produite, moral, puisque, nous l’avons vu, il requiert la volonté libre de
chacun. Nous pouvons alors nous demander à quelles conditions la part
gratifiante du travail pourrait être développée au sein de la société.
3 – Peut-on rêver d’un « bon usage du travail » qui établirait un équilibre entre travail nécessaire et travail volontaire ?
3.1 – Le caractère irréductible du travail nécessaire
On peut tout d’abord considérer comme une chimère le rêve de réduire à zéro la part de travail nécessaire à l’intérieur d’une société. En effet, quelque soit le type de société, les hommes auront toujours les mêmes besoins : manger, se protéger contre le froid, assurer leur sécurité etc…
3.1.1 – [La robotique et le rêve de l’esclave technologique]
Même si certaines productions ont connu sur ce plan des progrès considérables, il semble illusoire d’espérer, comme dans le rêve technologique, que des machines pourraient prendre sur le relais des hommes. Ceci relève plus du fantasme que de la réalité. Est-ce même souhaitable ? Trois dangers moraux se dessinent derrière ce rêve du tout technologique. D’une part une déshumanisation progressive des rapports humains, ceux-ci risquant d’être de plus en plus médiatisés par des machines (ordinateurs en particulier). Mais aussi perte du sens de l’effort, de la difficulté vaincue, l’accoutumance à un confort factice. Enfin, cette conquête de l’esprit et de l’inventivité des hommes pourrait se retourner contre eux : nous n’évoquons pas là les fantasmes de débordements par « l’intelligence artificielle » mais la question d’une dépendance de plus en plus marquée des hommes à leurs outils techniques, ne leur permettant plus de faire valoir leurs propres capacités.[24]
3.1.2 – Il serait par ailleurs illusoire de penser que certaines tâches de production sociale puissent être à ce point changées dans leur exécution ou dans leur finalité qu’elles deviendraient par elle-même gratifiantes. Ce n’est pas parce qu’un président de la République invite les éboueurs de l’Elysée à partager son petit déjeuner que la tâche sera moins ingrate et l’on aura beau peindre les camions-poubelles avec des fleurs, ramasser les ordures des autres restera toujours plus pénible et moins gratifiant que d’enseigner la philosophie, de soigner des malades ou gouverner un pays[25].
3.1.3 – Il va sans dire que ce caractère irréductible du travail nécessaire implique que toute libération du travailleur doit commencer par une diminution du temps qui lui est consacré. C’est au-delà que commence ce développement des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui constitue le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale.[26] Mais, nous ne pouvons considérer cette question de la réduction du temps consacré au travail nécessaire à sa seule dimension quantitative. Gagner du temps sur des tâches ingrates est certes louable, à condition que ce temps gagné soit utilisé à d’autres fins pourvues de sens. La véritable question est alors de se demander « que faire de ce temps gagné ?[27]»
Si la part du travail nécessaire ne peut être totalement nulle, ne peut-on espérer mieux la répartir au sein de la société ? Comment établir une justice face au travail ?
3.2 – [L’éloge de la paresse ]
Paressons en toute chose,
Hormis en aimant et en buvant
Hormis en paressant
Lessing
Nous n’entendrons pas ici le terme de paresse dans le sens que nous donne le dictionnaire « vice consistant à fuir le travail, goût pour l’oisiveté » Le paresseux, dit le philosophe Alain, est un homme qui n’a pas trouvé sa place. Nous dirons à sa suite que la paresse est souvent plus le refus du travail aliénant, sans intérêt, et sans but que la recherche de l’oisiveté, mais que le paresseux est capable de s’enthousiasmer pour un travail, à condition qu’il y trouve son plaisir : Or il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie : ces hommes sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains.[28] Mais où trouver ce travail-plaisir ? Serait-ce le loisir ? Doit-on penser que le loisir serait le complément indispensable du travail nécessaire ; représente-t-il un second type de travail, à côté du travail nécessaire, le travail volontaire et libre en quelque sorte ?
3.2.1 – Il y a une façon négative de présenter les loisirs, qui consiste à n’y voir que la récupération des forces de travail ; on ne peut alors parler que de temps de repos, et non de véritable loisir, et celui-ci ne s’est pas encore détaché du travail nécessaire.
Nous désignerons par loisir une seconde forme du travail, le travail volontaire, qui va permettre de retrouver la forme idéale du travail. Le loisir dépend étroitement du travail, mais il est vrai aussi qu’il contient des éléments irréductibles au travail; il est vrai aussi qu’il dépasse le travail et qu’il offre à l’homme des possibilités que celui-ci ne retrouvera nulle part ailleurs (...)[29].
3.2.2 - Les loisirs comme mode « d’exploration des figures de l’humain »
On peut penser
ce temps de loisir comme celui de l’épanouissement de soi. A la condition qu’il
ne soit pas vain[30], ou vide de
sens, le ou les loisirs nous offrent une vaste panoplie d’activités qui, jadis,
ressortissaient aux métiers ou qui, simplement, relèvent de la culture. (sport,
arts, recherches personnelles etc…)
Ce que bien peu arriveront à réaliser dans leur travail, ils pourront tenter de l’incarner dans leurs loisirs d’être tout simplement des hommes, et aussi complètement que possible. Je suis frappé de ce que le loisir donne aux contemporains la possibilité de récapituler toutes les figures de l’homme, d’être successivement à son gré ce sauvage de la préhistoire qui va chasser, pêcher, et qui se nourrit de gibier grillé sur une pierre, d’être aussi cet homme de la Renaissance qui accumule les in-folio et vit parmi les beaux livres, d’être aussi cet homme de l’Antiquité qui court sur le stade : toutes les figures historiques de l’homme nous pouvons les reprendre comme des déguisements, pour nous remettre dans la peau des civilisations disparues, grâce aux loisirs, et ainsi, dans notre vie, nous est offerte la chance inestimable de les rejouer — ce qui ne veut pas dire de les revivre vraiment. L’homme des loisirs est caractérisé par cette recherche éperdue de l’authentique (...)28.
Cependant, le risque d’une telle dichotomie entre travail nécessaire et loisir-travail volontaire est de concevoir l’existence de manière « schizophrénique », divisée en deux phases s’ignorant mutuellement, une phase d’ombre, d’éclipse de soi, dans le travail salarié, et une phase brillante, de liberté, dans le loisir-travail. Un tel dédoublement est-il vraiment souhaitable ?
L’autre risque serait celui du dilettantisme : l’homme moderne touche à tout, bricoleur su samedi et peintre du dimanche[31], c’est à dire toujours amateur, non pas au sens de celui qui aime, mais au sens d’un engagement superficiel et velléitaire.
3.2.3 – L’artiste comme l’exemple de l’homme libre au travail
L’art porte au plus haut degré cet idéal du travail volontaire et libre. Pour Malraux, l’art naît « de la volonté d’arracher des formes au monde que l'homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne[32] » Ainsi, nous retrouvons ici les trois caractéristiques du travail libre : une règle qu’on se donne, (composition de l’œuvre), le fait de soumettre sa volonté à cette loi, et enfin le fait de soumettre la matière (le monde) à sa propre loi.
Nietzsche nomme « joie » ce processus créatif, à la manière dont « l’amour courtois [33]» appelait « joie » le processus du désir. Le créateur n’est pas l’ennemi de l’effort : ce qu’il fuit c’est le travail qui n’aurait pas sa fin en lui-même, dans le plaisir de l’acte créateur. Bref, ces hommes, les contemplatifs ne craignent pas l’ennui, et refusent la solution de la fuite dans le divertissement. Au contraire, ils vont cultiver cet ennui jusqu’au moment où le travail créatif s’imposera à eux comme une nécessité à laquelle il ne peuvent se soustraire.
De cette
espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute
espèce, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse ou
bien aux intrigues d’amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail
et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile
et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement, ils sont d’une paresse
décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le
déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie.
Ils ne
craignent pas autant l’ennui que le travail sans plaisir il leur faut même
beaucoup d’ennui pour que leur travail puisse leur réussir. Pour le penseur et
pour l’esprit inventif, l’ennui est ce «calme plat » de l’âme qui précède la
course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter, en attendre
l’effet à part eux : c’est cela précisément que les natures moindres n’arrivent
absolument pas à obtenir d’elles-mêmes ! Chasser l’ennui de n’importe quelle
façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire.26
La création est alors la manifestation la plus libre de la volonté de puissance, non pas au sens du désir de domination, mais du dépassement de soi dans la réalisation de l’œuvre. Elle est, suprêmement, « le » travail.
Mais tous ne peuvent sans doute atteindre ce point ultime de la création, ou tous n’auront pas la force (ou le courage) de consumer leur vie dans leur œuvre. Peut-on rêver d’un juste milieu entre travail nécessaire et loisir créateur, entre soumission à la règle sociale du travail et la satisfaction personnelle qu’un individu peut tirer de son travail ?
3.3 – Peut-on rêver d’un bon usage du travail ?
3.3.1 -[Aimer et travailler (Freud) – l’Utopie]
A la question « qu’est-ce qu’être normal », Sigmund Freud répondait « aimer et travailler ». La maxime est courte, mais si nous la déclinons, nous pouvons y trouver une réponse à notre quête. Ce qui importe ici, c’est l’équilibre entre amour et travail, et au sein de chacune de ces deux exigences l’équilibre entre satisfaction personnelle (égotique) et don de soi (altruiste) on pourrait le décrire selon le schéma suivant :
« AIMER |
|
Amour de soi |
|
Plaisir sensuel Sécurité Reconnaissance de soi |
|
Amour de l’autre |
|
Reconnaissance de l’autre Sociabilité L’autre comme fin |
|
& TRAVAILLER » |
|
Travail
nécessaire |
|
Satisfaction des besoins vitaux Production sociale |
|
Travail
volontaire |
|
Création Réalisation de soi Plaisir |
Il y a dans l’amour comme dans le travail une part de satisfaction narcissique. Encore faut-il que cette part narcissique ne l’emporte pas sur l’autre exigence, celle d’être au monde avec d’autres qui peuvent nous reconnaître comme leur semblable. Dans le plan de l’amour comme dans celui du travail, on trouve la même exigence d’équilibre entre le principe de plaisir (plaisirs érotiques et sensuels, désir de reconnaissance, plaisir) et le principe de réalité (sociabilité, nécessité).
Notons que l’homme peut être asservi à l’un ou l’autre des deux principes. La débauche est une névrose de l’amour, comme le stakhanovisme[34] est une déviance pathologique du travail.
Le combat pour une liberté du sujet est un combat pour l’équilibre entre ces divers composants de son être ; c’est dire l’impossibilité de répondre en termes absolus à la question qui nous était posée.
3.3.2 – [Le travail en utopie]
Mais dans un autre cadre, dans un cadre idéal, dans une utopie réalisée, qu’en irait-il du travail et de la liberté ?
Thomas More imagine ce que pourrait être le travail dans une telle société. Selon lui, deux mesures s’imposeraient : mettre tout le monde au travail, et centrer la production sociale sur l’essentiel, sur le nécessaire. Ainsi pourrait-on n’exiger de chacun qu’une charge journalière de 6 heures de travail d’intérêt collectif.
Supposez
donc qu’on fasse travailler utilement ceux qui ne produisent que des objets de
luxe et ceux qui ne produisent rien, tout en mangeant chacun le travail et la
part de deux bons ouvriers; alors vous concevrez sans peine qu’ils auront plus
de temps qu’il n’en faut pour fournir aux nécessités, aux commodités et même
aux plaisirs de la vie, j’entends les plaisirs fondés sur la nature et la
vérité.[35]
Dans le phalanstère de Fourier, et dans sa réalisation à Guise, par Godin, à la fin du XIXe siècle, la répartition des métiers se ferait non seulement en fonction des capacités de chacun, mais aussi de ses tendances passionnelles, afin d’utiliser en mieux leur nature. Harpagon se retrouverait comptable, Dom Juan à la communication, et Tartuffe au commerce : chacun trouverait sa place dans la délicate alchimie de l’harmonie sociétaire.
Attention cependant que l’utopie ne dégénère en enfer : à vouloir tout planifier du travail humain, on aboutit aux horreurs et aux aberrations des révolutions soviétiques ou chinoises. Le meilleur des mondes de Huxley nous montre justement comment une société organisée idéalement afin que chacun soit à sa place peut dégénérer en enfer sur terre.
3.3.3 – Le bon usage, une cotte mal taillée
Il ne peut donc y avoir de remède miracle ni de projet d’établir dans une société une répartition juste et idéale des tâches entre les citoyens. Tout au plus la société peut elle jouer un rôle régulateur et compensateur, tempérer des inégalités de entre les diverses formes de travail en permettant à ceux qui se consacrent à des tâches pénibles, dangereuses ou peu gratifiantes de recevoir une compensation en salaires, repos, retraite etc… On peut aussi imaginer que la part de certaines tâches sociales réalisées actuellement par des services collectifs pourrait être redistribuées entre les citoyens d’un même quartier, d’une même ville[36]… Mais c’est supposer une éducation à la citoyenneté très efficace !
Conclusion :
Sans rêver d’une chimérique disparition du travail nécessaire, ni de l’utopie d’un travail égal pour tous, nous devons reconnaître qu’il est possible, par une redéfinition des finalités (et non pas seulement des objectifs) du travail de faire en sorte que tous puissent accéder à un travail volontaire, ou, à défaut, qu’ils reçoivent une juste compensation de certains travaux ingrats, en particulier en matière de réduction du temps de travail nécessaire, afin qu’ils puissent eux-aussi libérer leurs potentialités dans d’autres tâches gratifiantes.
Conclusion générale :
Le travail est la dimension
fondamentale de notre condition d’homme. Il comporte une part nécessaire
irréductible mais est aussi le mode privilégié de la réalisation de l’homme
dans l’histoire. Il n’est donc, en lui-même ni une aliénation, ni la liberté.
Il est exactement ce que les hommes en font, ou en feront : l’Histoire
nous montre comment, au cours des temps, il a été tantôt du côté des fers et
tantôt l’expression d’une liberté en acte, transformatrice du monde et créatrice
de ce qu’il y a de meilleur en nous.
M. Le Guen 03/2001
[1] Kant : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1789, Ed. Bordas pp.12-13
[2] Comme c’est le cas pour les lois de la nature : tant que j’ignore la loi de l’apesanteur, je ne puis voler ; sa connaissance me permettra de construire des machines qui volent.
[3] Kant : Traité de pédagogie, Hachette, p. 61
[4] Rousseau : J.-J Rousseau : Essai sur l’origine des langues, Ed. Hatier, p.69
[5] cf. aussi infra 3.2, p.11
[6] P. Lafargue ; Le droit à la paresse ; (1880) Maspéro 1972, pp. 121
[7] F. Nietzsche : Aurore, Pensées sur les préjugés moraux (1881) Gallimard, 1970, L. III, S. 173
[8] K. Marx Le Capital, 1867, livre I, 3e section, chapitre 7, G. F. pp. 139-40
[9] Kant : Traité de pédagogie, Hachette, p. 61
[10] Hegel : Hegel, la Phénoménologie de l’Esprit (1807), traduction de J. Hyppolite, Ed. Aubier, 1947, p. 162
[11] A. Kojève, Introduction â la lecture de Hegel, Ed. Gallimard, 1947, p. 29.
[12] Karl MARX, Le Capital, livre III, Hambourg (1894), édit. F. Engels,
2e partie, chap. 48, Trad. E. Weil, .Critique., Janvier-février 1947.
[13] Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1789, Troisième proposition, traduction de J.-M. Muglioni, Ed. Bordas, 1981, pp. 12-13.
[14] On soulignera l'intérêt d'une telle distinction entre travail nécessaire et travail libre dans l'étude d'un scandale comme celui de la faim dans le monde. Ce scandale est double : il est, bien sûr d'abord celui d'êtres humains qui meurent de faim à une période où nous produisons plus qu'il n'en faut pour nourrir tout le monde, mais il est aussi celui de l'impossibilité pour ces hommes de se consacrer à autre chose qu'à leur survie. Est-on véritablement un homme lorsque l'on est contraint de ne travailler que pour vivre et donc quand on ne peut consacrer ni temps ni énergie aux productions de l'esprit ?
[15] On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence. Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande (1845), 1ère partie, trad. Cartelle et Badia, Éd. Sociales, 1965, pp. 18-19.
[16] Je pose en principe un fait peu contestable que l’homme est l’animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. Georges Bataille, L’Érotisnme, Éd. de Minuit, 1957, p. 238
[17] ARISTOTE, Politique, Livre I, chapitre XV, Paris, Vrin, 1962, trad. Tricot, pp. 34-37.
[18] Rousseau, du contrat social L. 1 ch.IV, De l’esclavage
[19] Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique. (Manuscrit de 1844.)
[20] G. FRIEDMANN, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1964, pp. 25-27.
[21] Jean-Paul SARTRE Matérialisme et révolution, in Situations III, 1949, Gallimard, pp. 197-99.
[22] Cf ; dans le Ménon, de Platon, le dialogue entre Socrate et le jeune esclave de Ménon.
[23] Le travail rend libre
[24] on cite souvent en exemple l’usage des calculatrices qui aurait eu la conséquence néfaste sur la capacité de calcul des élèves. Mais le sujet n’est pas simple : si le calcul et ce qu’il suppose comme acquisition de mécanismes et de données (tables de multiplication par exemple) est indéniablement formateur, on peut aussi défendre le point de vue que l’usage de la calculatrice permet aux élèves de s’intéresser plus au raisonnement mathématique qu’aux résultats. L’auteur de ces lignes a la même opinion partagée sur l’usage de l’ordinateur : certainement ce n’est pas la machine qui nous rendra plus intelligents ; certainement la facilité de la recherche documentaire sur Internet pourrait nous croire dispensé de réflexion personnelle. Mais dans le même temps, la machine m’a imposé une rigueur de construction et une clarté de présentation qui n’étaient sûrement pas des qualités spontannées chez moi.
[25] Mais sur ce dernier exemple on voit que, tout de même des progrès ont été accomplis en matière d’hygiène et de sécurité du travail (usage des conteneurs normalisés par exemple, limitant le nombre de manipulations directes). Encore faudrait-il s’assurer que ce progrès ne va pas être prétexte pour les employeurs à réduire le personnel, allonger les tournées de ramassage, accélérer la cadence etc…
[26] Karl MARX, Le Capital, livre III, Hambourg (1894), édit. F. Engels, 2e partie, chap. 48,Trad. E. Weil, .Critique., Janvier-février 1947.
[27] Si le lave-vaisselle me libère d’une tâche contraignante, le gain est faible si j’utilise ce temps gagné à regarder « qui veut gagner des millions », « Amour, gloire et beauté » ou tout autre entreprise mondiale d’abêtissement. On lira, avec plaisir je l’espère, l’aimable fiction « produits perd-temps et produits gagne-temps » cité par Michel Fustier dans son séminaire Pratique de la créativité (1978), ed. ESF, p.46, et que nous produisons en annexe de ce cours.
[28] Nietzsche, Le gai savoir, p. 85, Mercure de France
[29] J.-M. Domenach, « Travail et loisir », in Travail et condition humaine,Fayard, 1962.
[30] Il est vrai que la qualité des loisirs dépend aussi étroitement de type de travail nécessaire que l’on exécute : à métier abrutissant, loisir avilissant dit Domenach ; si le travail nécessaire absorbe par son caractère répétitif ou pénible toute l’énergie du salarié, celui-ci aura-t-il encore le goût de faire une activité autre que de pure consommation sur son temps de repos ?
[31] l’expression est intéressante dans ce qu’elle comporte de restriction : l’artiste authentique ne l’est pas seulement que le dimanche, il engage sa vie dans sa création.
[32] Malraux Les Voix du Silence -. Editions Gallimard.
[33] Amour courtois : genre littéraire médiéval consacré à une exaltation subtile de l’amour chevaleresque, où la jouissance est sans cesse repoussée au profit d’un développement infini du processus de désir.
[34] Stakhanov (1906-1977) mineur soviétique qui établit en 1935 un record remarquable en extrayant en 345 minutes 102 tonnes de charbon dans une mine du Donbass
[35] Thomas MORE, L’Utopie, 1516, trad. Victor Stauvenel revue et
corrigée par Marcelle Bottigelli-Tisserand, Ed. Sociales, pp. 125-127.
[36] On peut penser que sur le modèle de la famille, où l’on commence à reconnaître qu’il n’y a aucune raison pour qu’il y ait une spécialiste des tâches ménagères, au sein d’une communauté (quartier, village, hameau) les tâches nécessaires au fonctionnement de la cité soient prises en charge par les citoyens eux-mêmes. Verra-t-on dans le « tri sélectif des ordures ménagères » un commencement de réalisation de ce vœu pieux ?