LE TEMPS ET LA
SUBJECTIVITE
Commentaire d'un
extrait de la
Phénoménologie de
la perception
Maurice Merleau-Ponty
Le passage du présent à un autre
présent, je ne le pense pas, je n'en suis pas le spectateur, je l'effectue, je
suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà et son but, je suis
moi‑même le temps, un temps qui "demeure" et ne
"s'écoule" ni "ne change", comme Kant l'a dit clans
quelques textes. Cette idée du temps qui se devance lui‑même, le sens
commun l'aperçoit a sa façon. Tout le monde parle du temps, et non pas comme le
zoologiste parle du chien ou du cheval, au sens d un nom collectif, mais au
sens d'un nom propre. Quelque fois même, on le personnifie. Tout le monde pense
qu'il y a là un seul être concret, tout entier présent en chacune de ses
manifestations comme un homme est dans chacune de ses paroles. On dit qu'il y a
un temps comme on dit qu'il y a un jet d'eau : l'eau change et le jet d'eau
demeure parce que la forme se conserve; la forme se conserve parce que chaque
onde successive reprend les fonctions de la précédente : onde poussante par
rapport à celle qu'elle poussait, elle devient a son tour onde poussée par
rapport à une autre ; et cela même vient enfin de ce que, depuis la source
jusqu'au jet, les ondes ne sont pas séparées : il n'y a qu'une seule poussée, une seule lacune dans
le flux suffirait à rompre le jet. C'est ici que se justifie la métaphore de la
rivière, non pas en tant que la rivière s'écoule, mais en tant qu'elle ne fait
qu'un avec elle-même. Seulement, cette intuition de la permanence du temps est
compromise dans le sens commun, parce qu'il le thématise ou l'objective, ce qui
est justement la plus sûre manière de l'ignorer. Il y a plus de vérité dans les
personnifications mythiques du temps que dans la notion du temps considéré, à
la manière scientifique comme une variable de la nature en soi ou, à loi
manière kantienne, comme une forme idéalement séparable de sa matière. Il y a
un style temporel du monde et le temps demeure le même parce que le passé est
un ancien avenir et un présent récent, le présent un passé prochain et un
avenir récent, l'avenir enfin un présent et même un passé à venir, c'est‑à‑dire
parce que chaque dimension du temps est traitée ou visée comme autre chose
qu'elle‑même ‑ c'est‑à‑dire enfin parce qu'il y a au
cœur du temps un regard, ou, comme dit Heidegger, un Augenblick, quelqu'un par
qui le mot comme puisse avoir un
sens.
MERLEAU‑PONTY, Phénoménologie de la perception, p
482
Note : Sauf indication
contraire, les citations en italique sont de M. Merleau-Ponty
I - AU FIL DE L'EAU
Je
me propose de partir de l'étude de la métaphore de la rivière, telle qu'on la trouve dans une tradition qui
s'est poursuivie depuis Héraclite jusqu’à nos jours.
"On ne se
baigne pas deux fois dans la même eau".
Comment
pourrait-on représenter graphiquement cette métaphore ?
Source Ici Mer
Si
je représente la rivière par cette ligne,
je dirais qu'elle s'écoule de sa source vers la mer, située
là-bas, loin de moi. Je suis moi sur la berge, au point "I". Si l'on applique cette
métaphore au temps, où sont passé,
présent et avenir ?
Source Ici Mer
Passé Présent Avenir
En
fait, le remarque Merleau-Ponty, cette
métaphore appelle une critique : en effet, ce n’est que pour moi que le
passé est derrière moi et l’avenir devant moi : pour la rivière, c’est
l’inverse : l’eau à venir est du côté de la source, l’eau passée est du
côté de la mer.
Mais
peut-être aussi ne suis-je pas sur la berge mais sur une barque qui descend au
fil de l'eau ? Ainsi se trouveraient réconciliés le temps de la rivière et le
mien, puisque je fais corps avec elle
Moi
Passé Présent Avenir
Mais
alors le temps n'est plus le ruisseau,
car ce ne sont pas les diverses "parties" de ce ruisseau que
je parcours, et pour moi, le temps ce
seraient des paysages que je découvre sur les berges.
Comment
la succession de ces images peut-elle être saisie comme une durée, avec ce que cela suppose de continuité et de
changement ? Il faudrait alors transformer notre métaphore et supposer
que je ne sois plus sur le fleuve, mais que je sois le fleuve
qui, dans ses débordements successifs,
va vers les moments de la berge et les parcourt successivement.
Mais
ici, nous devons provisoirement abandonner
notre métaphore, ou du moins nous demander
plus précisément ce qu'elle signifie.
2 - PLENITUDE DE L'ETRE
Que
sont donc ces « moments de la berge » que je prétends découvrir
successivement ? Engendrent-ils d'eux-mêmes un temps ?
Ne
pourrait -on pas plutôt dire que ces divers moments sont tous au présent
?
Ex. 1 : Je marche dans la rue. Je passe devant une
maison, un jardin, un mur.
Mais quand je suis devant le jardin,
la maison n est passée que pour
moi, de même que le mur n'est futur que pour moi. En fait, ils sont tous au présent.
Ex. 2 : ce papier qui est là, auquel je mets le feu, qui est maintenant flammes, le voici cendres. Mais chacun de ces moments
n'est que lui-même.
Il y a papier "qui
dit " : papier.
Il y a flammes " qui disent " :
flammes.
Il y a cendres " qui disent " :
cendres.
Dans
le monde objectif, présent et futur sont pareillement présents : l'eau qui vient de passer est actuellement un peu plus bas
et l'eau qui passera demain est maintenant à la source.
"Le passé et l 'avenir n 'existent que trop
dans le monde. Ils existent au présent et
ce qu 'il manque à l'être lui-même pour être temporel c 'est le non-être
de l'ailleurs de i'autrefois et du demain. Le monde objectif est trop plein pour qu'il y ait du temps".
Le
passé et l'avenir n'existent que par rapport au présent. Mais il faut bien une
subjectivité, un regard qui se détache de cette plénitude du monde
présent, qui n'y soit pas immergé, pour
établir la comparaison. Ils ne sont
définis que par leur contraire et il faut le creuset d'une subjectivité pour réaliser cela.
Le
monde objectif ne m'offre que des « maintenant » : l'affirmation de ce qui est. Mais ces
« maintenant » n'ont pas de caractère temporel ils coexistent ou se
juxtaposent.
On
verra que c'est en développant la perspective
de la temporalité que le sujet échappe à cette plénitude de
l'être, cet univers de 'maintenant" dans lequel est enfermé I
'animal.
Mais
qu'est-ce pour moi que "développer
le temps", "ouvrir sa
perspective" ?
3 - LE SENS DU PASSE
(Caractère
intentionnel de la saisie du passé –c’est à dire que la conscience projette sur
des moments du temps un éclairage
qui les constitue comme passé-.)
"La conscience et le monde sont donnés d'un
même coup extérieur par essence à la conscience, le monde est par essence
relatif à elle." (Sartre)
*Ce
qui signifie que le monde commence à exister en tant que monde pensé (et
non plus seulement monde en soi quand je le perçois (pense) et que dans le même temps, je commence moi-même à exister en tant qu'être conscient. (cf. cours sur la conscience, intentionnalité de la conscience.)
Ex 1 : La tache sur la table, elle est présente. Elle n' indique pas d'elle même un événement
passé de mon histoire. Elle ne dit rien
que sa présence. C 'est parce que je
la reconnais comme signe d'un ancien présent, un moment de mon histoire, uni
synthétiquement à moi jusqu'au présent que je vis actuellement, qu'elle dit mon passe.
Ex 2 : De même ces traces mnésiques. Qu'elles soient
inscrites en moi de manière physiologique dans la chimie de mon cerveau ou
psychiquement, elles ne sont que des
présents que je constitue comme passé
(à l'image de la tâche). Elles
ne sont pas en elles-mêmes du passé et mon être ne s'est pas constitué par
sédimentation.
"Un
fragment conservé du passé vécu ne peut être tout au plus qu 'une occasion de
penser au passé (« mémoire animale ») ce n 'est pas lui (* le
fragment) qui se fait reconnaître
la reproduction (* d'un
souvenir) pré-suppose toujours la
recognition (* reconnaissance) . C'est-à-dire si je le vise
comme passé, à partir de mon présent.
On ne
peut constituer le passé avec des contenus de conscience, ou ma mémoire ne serait
que le bric-à-brac du grenier : c 'est le sujet qui ordonne, qui créé un ordre du temps à travers cette
diversité (ceci avant cela, etc...).
4 - LE SENS DE L'AVENIR
Constamment, nous dit Merleau-Ponty, « nous sentons dans notre présent l'avenir qui
cherche à le destituer ».
Sens
? Que signifie ce sens de l'avenir ? Ici le problème est plus simple pas de confusion possible :
puisque l'avenir ne laisse pas en nous sa marque (et pour cause !).
« On ne peut construire l'avenir avec des
contenus ».
Le sens
de l'avenir, c 'est l'anticipation
prochaine du moment que je vais vivre ou plus lointaine que je vivrai
demain. Il ne s'agit cependant pas
d'une simple rêverie ou d'une conjecture hasardeuse :
"Il n'y a sans doute plus rien de visible (dans l'avenir) mais mon monde (mon présent)
se continue par des lignes
intentionnelles qui tracent d'avance au moins le style de ce qui va venir."
Ex I : Dire et prononcer une phrase : la
fin de la phrase est déjà présente quand je n'en suis qu'au début.
Ex 2 : Faire un geste (ouvrir la porte) : je me souviens de l’intention initiale,
du projet que j’ai eu de l’ouvrir, et alors que le geste est en cours (la main
sur la poignée) j’ai en vue le but, la porte ouverte.
Ex 3 : Ou plus loin ; quand je dis en pensant
à l'examen que je dois passer demain jeudi « Vivement samedi, ça sera passe »
Dans ce
dernier exemple, j'anticipe non seulement I'avenir, mais l'avenir comme passé. Nous y
reviendrons.
Ex 4 : en musique : le sens de la
mélodie, ce n'est pas simplement la
saisie d'une forme (intervalles définis d'avance) mais l'anticipation de
chaque note qui va venir, et, la rupture de cette anticipation confère un
plaisir esthétique (cours sur l'art).
Contre Ex. :
l'animalité ou l'absence d 'anticipation
5
- LE TISSU DU TEMPS
Ainsi, le passé et l'avenir ne sont pas seulement
des étiquettes, des mots pour désigner
des séries de faits de conscience
: le temps est pensé par nous
"avant les parties du temps les
relations (intentionnelles) temporelles rendent possible les événements
du temps".
Le
sens du passé précède le souvenir
singulier. Le sens de l'avenir précède I'anticipation singulière
« La conscience n 'est donc pas enfermée dans le présent. Le présent n
'est présent que par les relations que la conscience pose entre lui, le passé
et l'avenir » .
Cela
signifie que je suis dans le mouvement de l'un vers l'autre et dans la visée
de chaque moment du temps l'un par rapport à l'autre.
Essayons
de comprendre cela sur un schéma :
A B C D E t
Axe fictif du temps
Zone des
« présents »
Zone des
« proches»
Zone des
« lointains »
LEGENDE |
|
|
Intentions
: intuition du présent |
|
Pro-tentions :
sens de l’avenir |
|
Rétentions :
sens du passé |
|
Les
traits pleins indiquent le présent « réel » La
trame y est de plus en plus claire |
|
Les pointillés
indiquent le temps virtuel |
Représentons
en A, B, C, D, E etc.. . trois ou quatre moments de notre histoire
Chacun
d'eux a traversé ou traverse un présent (intentions), mais vise au-delà
de lui-même, par un réseau de pro-tentions
et de ré-tentions, l'avenir du moment suivant ou le passé du
moment précédent.
J
'appelle pro-tentions ces visées intentionnelles ou anticipation tournées
vers le futur
J'appelle
ré-tentions ces visées intentionnelles ou
souvenir tournées vers le passé
J
'appelle in-tentions ces visées intentionnelles ou intuition directe
tournées vers le présent.
La
zone la plus claire du tableau indique le présent du sujet conscient.
Aussi, au moment C (présent)
- je vise
déjà le moment D qui s'annonce en D', comme un présent qui va venir
- je
vise encore le moment B qui vient de s'écouler en B' comme un présent qui vient
de passer
- mais
j 'ai aussi l’anticipation de C en C' comme visée de mon propre présent comme
futur passé. (comme
présent-qui-va-passer).
Ce
qui fait qu'il n'y a pas de rupture dans ce temps, c'est que le temps B' que
je vise comme passé depuis C s'annonçait déjà
comme présent-qui-va-passer quand
j'étais en B, tout comme il s’annonçait comme présent proche quand mon présent
était A.
De
même C' pour D, D'
pour E, etc.
Ou
encore (et aussi) le moment C'
va passer du statut d’anticipation (protention) de B à celui de présent "comme
présent-qui-va-passer, puis à celui de rétention de D dans un futur proche.
Mais
au-delà des A', B', C',...
se profilent déjà des projections plus lointaines en A", B",
C", . . qui sont des protentions ou des rétentions
plus lointaines.
Ainsi
au lieu de traverser linéairement une suite de maintenant discrets (* discontinus) (*comme l'étaient les paysages de la rive tout à l'heure) ma
conscience effectue le passage d'une visée intentionnelle à une autre (d'une protention à une rétention) en la saisissant à chaque fois par rapport
aux autres dimensions du temps. (aucun des "points n'a d'existence en soi, il est toujours « le futur passé
d'un autre ».)
Chaque
dimension du temps est donc bien visée « comme autre chose qu’elle
même »
Ainsi : "le
temps n 'est pas une ligne mais un réseau d 'intentionnalités".
* A la
personnification du Kronos (Chronos)
qui nous dévore en nous engendrant (serait-ce là l'interprétation du mythe du
père des dieux...) il faut une substitution, celle de Pénélope qui tisse et défait le
tissu du temps. Telle Pénélope, notre conscience mêle la trame des protentions aux fils de chaîne des rétentions et assure la "navette" de la
trame à la chaîne. Il est vrai qu'il
faudrait aussi ajouter en disant cela que Pénélope se tisse elle-même...
Ceci
permet de comprendre le paradoxe entre la discontinuité événementielle et la
continuité subjective du temps. C'est
vrai que je ne peux "faire une coupe" dans un moment de conscience.
(* cf. W.James - cours sur la
conscience).
Mais
le paradoxe se résout si l'on voit que chaque moment du temps n'est jamais uniquement au présent : (*
ce que nous percevons, c 'est une
certaine épaisseur de durée - Bergson)
- Il s'anticipe lui même comme 'présent qui va - passer (futur - passé)
- Il anticipe l'instant qui va venir comme
projection d'un futur - présent.
- Tout en appréhendant l'instant du passé proche comme projection d'un ancien présent. (* fonction du '"comme" dans le texte)
Aussi
le "je" n'est pas enfermé dans le présent, il est perpétuellement hors du présent (*hors de lui, hors de moi"
–Sartre-) parce que le présent est pensé comme autre chose que lui, comme visée de ce qui le nie.
CONCLUSION :
Ainsi, "je
suis moi-même le temps" c'est-à-dire que la subjectivité crée le temps
par cette activité intentionnelle que nous avons décrite. C'est le sujet, qui par son intentionnalité
se sauve lui-même de la
plénitude de l'être, de l'enfermement dans le monde en soi (*animalité) C'est ainsi qu'elle se
constitue d'elle-même comme sujet.
"La subjectivité
n'est pas dans le temps, parce qu'elle assume ou vit le temps et se
confond avec la cohésion d'une vie".
Le temps, c'est l'autre mot pour dire la subjectivité.
M. Le Guen (1985, rev.2001)