La formation des concepts scientifiques

 

Introduction : position initiale du problème : le progrès des sciences comme dialectique.

 

La question de la formation des concepts scientifiques est double. C'est tout d'abord une question de langage : comment s'est constitué le langage propre des sciences, comment ont-elles forgé les outils conceptuels nécessaires à leur approche et leur compréhension du réel, comment ces mêmes concepts se sont détachés de l'univers des significations communes. D'autre part, c'est la question du progrès des sciences elle-même, de l'évolution des concepts dans le temps.

L'idée dominante de ce cours est celle d'une conception des sciences comme dialectique, au sens hégélien du terme. Les sciences ont progressé, les concepts scientifiques se sont forgés au sein d'un mouvement dialectique d'oppositions successives, mais où chaque moment de l'évolution était  également nécessaire au développement de l'ensemble. Ainsi comprendra-t-on les obstacles épistémologiques rencontrés dans l'histoire de la formation des concepts scientifiques comme étant à la fois des freins à ce développement mais aussi les conditions nécessaires à ce développement.

Ainsi dans tous les cas cités on trouvera :

-       Que la science se développe de manière réactive, contre une position initiale du savoir dénoncée comme mauvaise position du problème.       

-       Que tout développement antérieur de la science appelle son propre dépassement ; de savoir acquis nécessaire il risque de se transformer en entrave au progrès de la connaissance.

-       Qu'enfin que les obstacles rencontrés dans le développement des sciences ne sont jamais de simples résistances qu'il faut lever, mais découlent de conditions subjectives nécessaires à la constitution même du savoir :

-         Le langage (ordinaire) est  notre mode d'accès au monde, et c'est de lui que part la science dans son effort pour élaborer ses concepts.          Mais il est aussi ce qui introduit dans la représentation rationnelle du non-dit que la critique scientifique des concepts devra éliminer.

-         Le progrès des sciences requiert des qualités subjectives (curiosité, désir d'unité, volonté de nommer les objets) mais ces mêmes qualités sont "maîtresses d'erreurs et de fausseté" comme on le verra dans les exemples ci-dessous (obstacles de l'expérience première, de la généralisation excessive, de la substantialisation)

-         Enfin les concepts sont des pièges, car ils introduisent dans le savoir une rigidité et un immobilisme en tant qu'ils risquent d'oublier qu'ils ne sont que des concepts, c'est à dire que la représentation provisoire d'un certain état du problème étudié.

 

De cette position initiale du problème  nous pouvons dégager  le plan suivant pour notre réflexion :

 

1/ Exemple de formation de concept scientifique : la condensation électrique.

2/ Les trois obstacles subjectifs du progrès des sciences

3/ La science comme raison ouverte : la nécessaire critique des concepts.

 

Illustration de l'introduction :

la notion d'obstacle épistémologique

 

«... c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain: c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais im­médiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l' appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellec­tuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en dé­truisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. (...)»

 

G. Bachelard

La formation de l'esprit scientifique pp. 13-17

 

1 - Exemple de formation de concept scientifique : la condensation électrique.

 

Pré-requis : définition technique du condensateur électrique

Un condensateur est un système technique constitué de deux plaques conductrices, de surface sensiblement égales, séparés par un isolant et reliées aux bornes d'un générateur.

Histoire de la condensation  : description de la "bouteille de Leyde" en tant que condensateur primitif

 

Pour que la science puisse se constituer, il faut qu'elle se dote d'un langage. Dans cet effort, elle part initialement des concepts du langage ordinaire. Or celui-ci est polysémique. Il introduit donc dans la représentation rationnelle un non-dit, des significations implicites  préjudiciables à l'unité d'une représentation rationnelle. Dans l'étude ci dessous, on observera comment  la formation des concepts scientifiques présuppose bien un langage, mais aussi comment elle s'en détache progressivement pour apurer sa représentation. Cet effort cathartique[1] culminant dans la formalisation mathématique du concept.


 

 

 

Texte : G. Bachelard

Commentaire :

 

1.1 L'expérience première…

 

On ne peut guère s'imaginer aujourd'hui le prodigieux intérêt soulevé au XVlIle siècle par les phénomènes de la bouteille électrique. Pour Tibere Cavallo, la grande découverte faite « dans l'année mémorable 1745 de cette merveilleuse bouteille » « donna à l'Electricité une face toute nouvelle )

Quand aujourd'hui, par récurrence, on retrouve dans la bouteille de Leyde les caractéristiques d'un condensateur, on oublie que ce condensateur fut primitivement une véritable bouteille, un objet de la vie commune. Sans doute, cette bouteille avait des particularités qui devaient embarrasser un esprit attentif aux significations communes; mais la psychanalyse des significations n'est pas aussi facile que le postulent les esprits scientifiques sûrs de leur instruction. En fait, la notion de capacité est une notion difficile à enseigner à de jeunes esprits et sur ce point, comme sur tant d'autres, I' historicité accumule les difficultés pédagogiques. Essayons de voir au travail un esprit réfléchi qui s'instruit dans un laboratoire du XVlile siècle.

N'oublions pas d'abord les idées claires, les idées qu'on comprend tout de suite. Par exemple, que l'armature interne soit terminée par un crochet, voilà qui est bien naturel puisqu'on doit suspendre la bouteille à la barre de cuivre de la machine de Ramsden. Et puis cette chaîne de cuivre qui va du crochet aux feuilles métalliques qui tapissent l'intérieur de la bouteille, on en comprend facilement le rôle en un siècle où l'on sait déjà que les métaux sont les meilleurs conducteurs de l'électricité. Cette chaîne est le principe concret de la conduction électrique. Elle fournit un sens électriquement concret à la locution abstraite: faire la chaîne pour transmettre entre dix personnes le coup électrique. Le crochet, la chaîne métallique, la chaîne des mains qui sentiront la commotion, voilà des éléments facilement intégrés dans l'image facile de la bouteille électrique [...] En fait, sur l'exemple si simple que nous proposons, on peut voir combien l'intégration facile entraîne de pensées obscures qui s'associent aux pauvres idées trop claires que nous énumérons. Ainsi se forme une monstruosité pseudo‑scientifique que la culture scientifique devra psychanalyser.

Un mot suffit pour désigner la monstruosité qui prolifère dans Ic domaine des fausses explications de la connaissance vulgaire la bouteille de Leyde n'est pas une bouteille. Elie n'a aucune, absolument aucune, des fonctions de bouteille. Entre une bouteille de Leyde et une bouteille de Schiedam[2], il y a la même hétérogénéité qu'entre un chien de chasse et un chien de fusil .

 

Le vocabulaire initial utilisé pour la compréhension des phénomènes électriques est emprunté initialement, par analogie, au vocabulaire servant dans la langue courante à désigner les phénomènes hydrauliques. Ce vocabulaire en porte encore la trace comme dans les exemples suivants : courant électrique, condensation électrique, flux, différence de potentiel (par analogie aux vases communicants), capacité du condensateur, ampoule électrique etc.

Le fait que la condensation ait été initialement observé sur un système technique en forme de bouteille  s'insère donc dans une "logique" langagière tout entière constituée autour de l'analogie hydraulique.

La position initiale du problème est faussée par le langage : l'outil conceptuel se retourne contre son utilisateur. Désignons l'erreur : la bouteille de Leyde n'est pas une bouteille, ou plus exactement elle n'est pas un contenant. La langue ordinaire nous impose cette interprétation ; les premiers expérimentateurs croient avoir inventé une bouteille qui contient de l'électricité.

Le langage est ici l'outil nécessaire à une première compréhension du réel, et en même temps  la cause de l'erreur de position initiale du problème

 

1.2 Les variables techniques

Pour sortir de l'impasse de culture où nous mènent les mots et les choses, il faut faire comprendre que la capacité de la bouteille de Leyde n'est pas la capacité d'un récipient, qu'elle ne contient pas vraiment de l'électricité en fonction de sa grosseur et qu'on n'en appréciera pas les dimensions en fonction de l'avidité d'un buveur.

Fût cependant plus la bouteille de Leyde est grosse et plus forte est, avec la même machine de Ramsden, la commotion électrique. D'où vient la liaison grosseur et commotion ?

Voici la réponse à cette première question précise: si la bouteille est grosse, la surface des armatures est grande. C'est la grandeur de la surface des armatures qui est la première variable technique.

Naturellement, les premiers techniciens eurent tout de suite la connaissance du rôle des surfaces puisqu'ils armèrent l'intérieur et l'extérieur de la bouteille de feuilles métalliques. Mais il faut que cette notion de surface active soit bien au clair pour que soit retranchée toute référence confuse au volume de la bouteille. C'est par sa surface, par la surface d'une armature que la bouteille électrique reçoit « une capacité ».

Un autre facteur moins apparent intervient bientôt, c'est l'épaisseur du verre. Plus le verre est mince, plus la capacité est grande. On ne peut cependant prendre des verres trop minces car la décharge électrique pourrait les traverser. On cherche donc techniquement à avoir des verres bien réguliers, sans bulles internes. L'épaisseur du verre est donc la deuxième variable technique.

Enfin on reconnaît l'influence d'un troisième élément plus caché: la nature même du verre. En remplaçant le verre par une autre matière, on découvre que chaque matière a une vertu spécifique, que certaines matières donnent des phénomènes plus forts que d'autres matières. Mais cette référence à un pouvoir diélectrique spécifique ne peut avoir lieu que lorsqu'on a obtenu quelques moyens plus ou moins grossiers de mesure. Volta comparait encore la capacité de deux conducteurs en comptant le nombre de tours d'une machine électrique qui donnait à chacun de ces conducteurs leur charge maxima. Il faudra des mesures plus précises pour que le facteur K qui spécifie l'action particulière du diélectrique dans la condensation soit bien déterminé.

 

 

 

 

 

 

 

 

Les premières expériences faites pour s'éloigner de cette représentation première vont, en fait, nous enfermer dans l'erreur et dans la signification commune.

En effet, dans le souci louable de faire varier le phénomène, on modifie le volume du récipent, sans s'apercevoir que, du même coup, on fait aussi varier la surface des plaques. Il faudra donc qu’on ait l'idée de faire varier la surface des plaques indépendamment du volume pour qu'apparaisse la première variable technique.

 

Bachelard  distingue  ici 3 variables techniques[3] :

 

-         La surface des plaques

-         L'épaisseur de l'isolant

-         La nature de l'isolant (pouvoir diélectrique)

 

C'est empiriquement que se fait d'abord cette critique du langage. On ne peut pas parler véritablement de concept scientifique, dans la  mesure où ces variables techniques ne se formalisent pas vraiment. La phase est donc essentiellement critique par rapport à la représentation initiale.

 

Mais en s'éloignant de cette représentation initiale, c'est aussi par rapport à la langue des significations communes que l'on prend ses distances.

 

 

1.3 La condensation rationalisée : la formalisation mathématique

Mais nous avons donné une suffisante ébauche de la préhistoire empirique des condensateurs électriques, puisque nous avons obtenu les variables techniques qui vont maintenant permettre une instrumentation plus libre. Au lieu de ce condensateur particulier qu'était la bouteille de Leyde, nous pouvons maintenant envisager les condensateurs de forme les plus variées. Un condensateur sera constitué par deux feuilles métalliques séparées par un isolant (cet isolant pouvant être l'air). Le mot condensateur est d'ailleurs lui aussi un mot qui doit être intégré dans une signification scientifique, il faut le détacher de son sens usuel. A proprement parler, un condensateur électrique ne condense pas l'électricité: il reçoit la quantité d'électricité qui lui sera impartie par les lois que nous allons schématiser.

Nous avons mis en garde contre l'acception usuelle du mot capacité. Bientôt la notion sera éclairée par la théorie. Mais si nous devions expliquer un peu le mot avant la chose, nous suggérerions de l'employer dans le sens d'un brevet de capacité. Par sa capacité, un condensateur—ou d'une manière plus générale un conducteur isolé,— est capable de réagir d'une manière déterminée dans des conditions que nous aurons à préciser.

Quel coup de lumière quand apparaît enfin la formule qui donne la capacité d'un condensateur ! Comme tout ce que x nous avons relaté sur les difficultés psychologiques des premiers accès à la science devient, tout d'un coup, psychologiquement périmé. C'est en vertu de ce rationalisme qui se constitue dans une formule qu'on peut fort justement critiquer nos soucis de psychanalyse de la connaissance scientifique. Mais nous n'écrivons pas seulement pour les rationalistes convaincus, pour les rationalistes qui ont éprouvé les cohérences de la pensée scientifique. Il nous faut donc assurer nos arrières, être bien sûr que nous ne laissons pas par derrière nous des traces d'irrationalisme. C'est pourquoi sur le cas précis que nous étudions, nous avons voulu donner toute la psychologie d'effacement indispensable pour fonder ration­nellement la science physique.

Voici donc la formule qui peut maintenant être le point de départ d'une rationalisation de la condensation électrique

C= KS

      4pe

S = surface d'une armature (étant bien entendu que l'autre armature doit avoir, aux infiniment petits près, la même surface); e = épaisseur de l'isolant (supposée bien uniforme); K = pouvoir diélectrique de l'isolant (supposé bien homogène).

Gaston Bachelard

 

 

Deux mouvements dans cette rationalisation de la théorie.

 

Le premier consiste à définir de manière précise les concepts, en particulier en les détachant de la signification commune.

Un bon exemple nous en est fourni par le terme de "capacité" : dans la langue, il renvoie à deux idées distinctes :

-         La contenance

-         Le pouvoir de…

C'est ce second sens, et lui seul que doit retenir la théorie.

De la même manière il faut retrancher du concept de condensation électrique toute référence au phénomène hydraulique de la condensation. Il n'y a ici aucun changement d'état (passage du gazeux au liquide), mais c'est en terme d'énergie, d'excédent  ou de déficit d'électrons qu'il faudra entendre le mot.

On parlera maintenant de "charge" du condensateur, et non plus de "remplissage" d'un volume

 

Le second mouvement de  cette rationalisation est le passage à la formalisation mathématique. Celle-ci va avoir  un triple avantage :

-         Elle oblige à exprimer toutes les variables et constantes de manière nécessaire et suffisante. Ces variables et constantes renvoient à une définition et une seule, comme précisé ci-dessous

-         Elle seule permet de généraliser le concept à tous les cas de même espèce, chaque variable pouvant être remplacée par n'importe quelle valeur numérique

-         Elle permet une universalisation de la loi, qui ne dépend plus de la compréhension d'une langue vernaculaire donnée, mais qui est comprise universellement.

 

 

Exercice à destination des élève : évaluation de la compréhension de la première partie du cours :

Retrouver dans le texte de G. Bachelard ci-dessous les déviations pernicieuses et la contamination du discours à prétention rationnelle par la langue commune. On relèvera en particulier le rôle que joue ici l'analogie :

 

Adressons‑nous tout de suite à un auteur important en nous reportant à un article de Réaumur paru dans les Mémoires de l'Académie royale des Sciences en 1731 (p. 28) "Une idée assez ordinaire est de regarder l'air comme du coton, de la laine, comme de l'éponge et beaucoup plus spongieux encore que ne sont tous les autres corps ou assemblages de corps auxquels on peut les comparer. Cette idée est très propre pour expliquer pourquoi il se laisse comprimer considé­rablement par les poids, pourquoi aussi il peut être extrêmement raréfié , et paraître sous un volume qui surpasse considérablement celui sous lequel nous l'a­vions vu auparavant ". pourvu de cet attirail métaphorique, Réaumur va répondre à Mariotte sui avait pourtant apporté quelque lumière en assimilant le phénomène de la dissolution de l'air dans l'eau à la dissolution d'un sel. Je pense, dit Réaumur (p. 3S2)"que M. Mariotte a poussé sa supposition plus loin qu'il n'en avait besoin ; il me paraît qu'au lieu de supposer sue l'eau peut dissoudre l'air, dissolution d'ailleurs assez difficile à concevoir, si on se contente de supposer qu'elle peut le pénétrer, le mouiller,  on a tout ce qu'il faut pour rendre raison des phénomènes qu'on a à expliquer ici ".  En suivant dans le détail l'explication de Réaumur nous allons bien saisir ce qu'est une image généralisée exprimée par un seul mot, leitmotiv d'une intuition sans valeur. "Continuons de regarder l'air comme ressemblant par sa structure aux corps spongieux, et qu'il soit de ceux que l'eau peut pénétrer, qui en peuvent être imbibés, et nous cesserons d'être surpris de ce que l'air, qui est contenu dans l'eau, n'y est plus compressible, et de ce qu'il occupe peu de place. Si j'enveloppe une éponge de quelque membrane que l'eau ne puisse pénétrer, et que je tienne cette éponge suspendue clans l'eau, par .le moyen de quelque fil arrêté au fond du vase, l'éponge sera alors aussi compressi­ble qu'elle l'était au milieu de l'air. Si avec un piston, ou autre­ment, je presse l'eau, l'eau descendra, l'éponge sera forcée d'occuper beaucoup moins de volume, ses parties seront contraintes d'aller se loger dans les vides qu'elles tendent à se conserver entre elles, l'eau occupera la place que les parties de l'éponge auront abandonnée. Cessons de presser l'eau, l'éponge se rétablira dans son premier état.. Si ensuite nous ôtons à notre éponge l'enveloppe dont nous l'avions recouverte, il sera permis à l'eau de s'insinuer dans son intérieur ; donnons lui le temps d'aller remplir tous les vides qui sont entre les fils spon­gieux, après quoi si nous avons encore recours au piston pour presser l'eau, nous trouverons qu'elle ne cédera point, comme elle a fait la première fois, ou qu'elle cédera très peu. L'éponge alors est devenue incompressible, ou presque incompres­sible ; ses parties pressées ne trouvent plus de places vides où elles puissent se loger, l'eau les a remplies ; celle qui s'est logée arrête l'effort de celle qui tend à l'en chasser. Si l'air peut donc comme l'éponge , être pénétré par l'eau, si elle peut aller remplir les vides qui sont entre ses parties, les voilà qui cesse d'être compressible."

 

Nous sentons le besoin de nous excuser auprès du lecteur d'avoir cité cette page interminable, cette page si mal écrite, d'un auteur célèbre. Mais nous lui en avons épargné bien d'autres, du même style, où Réaumur explique sans fin les phénomènes par le caractère spongieux. Il nous fallait cependant apporter un exemple un peu long où l'accumulation des images fait évidemment tort à la raison, ou le concret ramassé sans prudence fait obstacle a la vue abstraite et nette des problèmes réels.

Par la suite, Réaumur affirme bien que le dessin proposé n'est qu'une esquis­se, qu'on peut naturellement donner aux "éponges de l'aire des formes extrêmement différentes de l'éponge ordinaire. Mais toute sa pensée est construite sur cette image, elle ne peut sortir de son intuition première. Quant il veut effacer l'image, la fonction de l'image subsiste. Ainsi Réaumur se défend de décider sur la forme "des grains de l'air". Il ne réclame, pour son explication, qu'une chose (p.286) "c'est que l'eau puisse pénétrer les grains de l'air". Autrement dit, il veut bien, en fin de compte, sacrifier l'éponges mais il veut conserver la spongiosité. Voilà la preuve d'un mouvement purement et simplement linguistique qui, en associant, à un mot concret, un mot abstrait, croit avoir fait avancer la pensée. Une doctrine de l'abstraction cohérente a besoin d'un plus grand détachement des images primitives.

G. Bachelard

 

2 -  Les trois obstacles subjectifs du progrès des sciences

 

                            2.1 - Premier obstacle : l'expérience première

« ...en lisant les nombreux livres consacrés à la science électrique au XVIIIe siècle, le lecteur moderne se rendra compte, selon nous, de la difficulté qu'on a eue à abandonner le pittoresque de l'observation première, à décolorer le phénomène électrique, à débarrasser l'expé­rience de ses traits parasites, de ses aspects irréguliers. Il apparaîtra alors nettement que la première emprise empirique ne donne même la pas le juste dessin des phénomènes, même pas une description bien ordonnée, bien hiérarchique des phénomènes. (...)

La pensée préscientifique ne s'acharne pas à l'étude d'un phéno­mène bien circonscrit. Elle cherche non pas la variation mais la variété. Et c'est là un trait particulièrement caractéristique :

La recherche de la variété entraîne l'esprit d'un objet à un autre, sans méthode; I'esprit ne vise alors que l'extension des concepts; la recherche de la variation s'attache à un phénomène particulier, elle essaie d'en objectiver toutes les variables, d'éprouver la sensibilité des variables. Elle enrichit la compréhension du concept et prépare la mathématisation de l'expérience. Mais voyons l'esprit préscientifique en quête de variété. Il suffit de parcourir les premiers livres sur l'élec­tricité pour être frappé du caractère hétéroclite des objets où l'on recherche les propriétés électriques. Non pas qu'on fasse de l'électri­cité une propriété générale: d'une marnière paradoxale, on la tient à la fois pour une propriété exceptionnelle mais attachée aux substances les plus diverses. Au premier rang—naturellement—les pierres pré­cieuses; puis le soufre, les résidus de calcination et de distillation, les bélemnites*, les fumées, la flamme. On cherche à mettre en liaison la propriété électrique et les propriétés de premier aspect. Ayant fait le catalogue des substances susceptibles d'être électrisées, Boulanger en tire la conclusion que « les substances les plus cassantes et les plus transparentes sont toujours les plus électriques » . (...)

 

A cette construction scientifique tout entière en juxtaposition, cha­cun peut apporter sa pierre. L'histoire est là pour nous montrer l'en­gouement pour l'électricité. Tout le monde s'y intéresse, même le Roi. Dans une expérience de gala l'abbé Nollet « donna la commotion en présence du Roi, à cent quatre‑vingts de ses gardes; et dans le couvent des Chartreux de Paris, toute la communauté forma une ligne de 900 toises, au moyen d'un fil de fer entre chaque personne... et toute la compagnie, lorsqu'on déchargea la bouteille, fit un tressaillement subit dans le même instant, et tous sentirent le coup également » . L'expé­rience, cette fois, reçoit son nom du public que la contemple: « si plusieurs personnes en cercle reçoivent le choc, on appelle l'expé­rience, les Conjurés ». (...)

 

Au XVIIIe siècle, la science intéresse tout homme cultivé. On croit d'instinct qu'un cabinet d'histoire naturelle et un laboratoire se mon­tent comme une bibliothèque, au gré des occasions; on a confiance: on attend que les hasards de la trouvaille individuelle se coordonnent d'eux mêmes. La Nature n'est‑t‑elle pas cohérente et homogène ? (...)

 

Nous avons des renseignements plus détaillés sur le dîner électrique de Franklin. Priestley le raconte en ces termes. En 1748, Franklin et ses amis « tuèrent un dindon par la commotion électrique, le firent rôtir avec un tournebroche électrique, devant un feu allumé par la bouteille électrique: ensuite ils burent à la santé de tous les électri­ciens célèbres d'Angleterre, de Hollande, de France et d'Allemagne, dans des verres électrisés, et au bruit d'une décharge d'une batterie électrique » . L'abbé de Mangin raconte, comme tant d'autres, ce prestigieux dîner. Il ajoute: « Je pense que si M. Franklin faisait jamais un voyage à Paris, il ne tarderait pas à couronner son magnifi­que repas par de bon café, bien et fortement électrisé » . En 1936, un ministre inaugure un village électrifié. Lui aussi, il absorbe un dîner électrique et ne s'en trouve pas plus mal. La presse relate le fait en bonne page, à pleines colonnes, faisant ainsi la preuve que les intérêts puérils sont de tous les temps.

 

On sent du reste que cette science dispersée sur toute une société cultivée ne constitue pas vraiment une cité savante. Le laboratoire de Mme la Marquise du Châtelet* à Cirey‑sur‑Blaise, vanté dans des lettres si nombreuses, n'a absolument rien de commun, ni de près ni de loin, avec le laboratoire moderne où travaille toute une école sur un programme de recherches précis (...).

 

Il n'a pas d'autre cohésion que le bon gîte et la bonne table voisine. C'est un prétexte à conversation pour la veillée ou le salon (...).

 

Un tel public reste frivole dans le moment même où il croit se livrer à des occupations sérieuses. Il faut l'attacher en illustrant le phénomène. Loin d'aller à l'essentiel, on augmente le pittoresque: on plante des fils dans la boule de moelle de sureau pour obtenir une araignée électri­que[4]. C'est dans un mouvement épistémologique inverse, en retour­nant vers l'abstrait, en arrachant les pattes de l'araignée électrique, que Coulomb trouvera les lois de l'électrostatique ».

 

Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique,

pp. 29‑34

 

On remarquera si que la curiosité est ici la condition subjective nécessaire à l'apparition des science, dans le même temps elle en est l'obstacle. Il faut bien un sujet qui, comme le dit Diderot, se fasse "un métier d'interroger la nature". Mais la confusion entre originalité d'une observation et culte du pittoresque risque fort de faire dégénérer la science primitive en science foraine, accumulation vaine de "curiosités naturelles" dont ne se dégage véritablement aucune compréhension.

La curiosité accompagne la science tout au long de son histoire. Sans cet intérêt, point de progrès des sciences. Mais la séduction du pittoresque guette aussi : la pensée scientifique doit se discipliner en privilégiant la rigueur du concept à la séduction du phénomène, l'esprit de la variation à l'esprit de variété.

Enfin on remarquera ici aussi l'influence pernicieuse du langage qui introduit dans les observations des considérations étrangères à la science et ennemies d'une rationalisation du phénomène : remarquez le nom de l'expérience, énoncée à la manière d'un axiome…

 

                            2.2 - Deuxième obstacle : la généralisation excessive

Le phénomène si spécial de la coagulation va nous montrer com­ment se constitue un mauvais thème de généralité. En 1669, l'Acadé­mie propose en ces termes une étude du fait général de la coagulation: « Il n'appartient pas à tout le monde d'être étonné de ce que le lait se caille. Ce n'est point une expérience curieuse... C'est une chose si peu extraordinaire qu'elle en est presque méprisable. Cependant un Phi­losophe y peut trouver beaucoup de matière de réflexion; plus la chose est examinée, plus elle devient merveilleuse, et c'est la science qui est alors la mère de l'admiration. L'Académie ne jugea donc pas indigne d'elle d'étudier comment la coagulation se fait; mais elle en voulut embrasser toutes les différentes espèces pour tirer plus de lumières de la comparaison des unes aux autres. » L'idéal baconien est ici assez net pour nous dispenser d'insister. Nous allons donc voir les phénomènes les plus divers, les plus hétéroclites s'incorporer sous la rubrique: coagulation. Parmi ces phénomènes, les produits complexes tirés de l'économie animale joueront, comme c'est souvent le cas, le rôle de premiers instructeurs. C'est là un des caractères de l'obstacle animiste . L'Académie étudie donc la coagulation sur le lait, le sang, le fiel, les graisses. Pour les graisses, qui figent dans nos assiettes, le refroidissement est une cause assez visible. L'Académie va alors s'oc­cuper de la solidification des métaux fondus. La congélation de l'eau est ensuite mise au rang d'une coagulation. Le passage est si naturel, il soulève si peu d'embarras, qu'on ne peut méconnaître l'action persua­sive du langage. On glisse insensiblement de la coagulation à la congé­lation .

 

Pour mieux connaître les congélations naturelles, on trouve « bon d'en considérer quelques‑unes qui se font par art » . Du Clos rappelle, sans toutefois s'en porter garant, que « Glauber. .. parle d'un certain sel, qui a la vertu de congeler en forme de glace, non seulement l'eau commune, mais les aquosités des huiles, du vin, de la bière, de l'eau‑de‑vie, du vinaigre, etc. Il réduit même le bois en pierre » . Cette référence à des expériences non précisées est très caractéristique de l'esprit préscientifique. Elle marque précisément la solidarité détesta­ble de l'érudition et de la science, de l'opinion et de l'expérience.

 

Mais voici maintenant la généralité extrême, la généralité pédante, type évident d'une pensée qui s'admire. « Quand la sève des arbres devient bois, et que le chyle* prend dans les animaux la solidité de leurs membres, c'est par une espèce de coagulation. Elle est la plus étendue de toutes, et peut, selon M. du Clos, s'appeler transmuta­tive. » on le voit, c'est dans la région de l'extension* maxima que se produisent les erreurs les plus grossières. (...)

 

Inversement, I'unité phénoménale de la coagulation une fois constituée de si libre façon, on n'éprouvera que méfiance devant toute question qui proposerait des diversifications subséquentes. Cette mé­fiance des variations, cette paresse de la distinction, voilà précisément des marques du concept sclérosé ! Par exemple, on partira désormais de cette proposition bien typique d'une identification par l'aspect général: « Qu'y a‑t‑il de plus semblable que le lait et le sang ? » et quand, à propos de la coagulation on trouvera une légère différence entre ces deux liquides, on n'estimera pas nécessaire de s'y arrêter. « De déterminer quelle est cette qualité, c'est un détail et une précision où l'on ne peut guère entrer. » un tel dédain pour le détail, un tel mépris de la précision disent assez clairement que la pensée préscien­tifique s'est enfermée dans la connaissance générale et qu'elle veut y demeurer. Ainsi, par ses « expériences » sur la coagulation, I'Acadé­mie arrêtait les recherches fécondes. Elle ne suscitait aucun problème scientifique bien défini. »

 Ibidem, pp. 55‑6'

 

 

C'est une autre tendance de la subjectivité humaine qui est à l'œuvre ici : la recherche de l'unité. Elle est constitutive de notre conscience et est à l'œuvre dans l'art aussi bien que dans la science. Il n'y a pas de savoir sans idées générales, ni abstraction sans concepts "les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. (…) Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière." (Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité).

Mais cette tendance de notre subjectivité à tout ramener à l'unité est aussi un piège : si la généralisation est nécessaire au savoir, si "l'esprit ne fonctionne qu'à l'aide du discours" toute généralisation n'est pas pertinente. L'imaginaire nous pousse à construire autour d'un mot, ici la coagulation, une monstruosité conceptuelle dont la science aura à se débarrasser.

Ici encore le double jeu du langage est patent : formation de concepts scientifiques d'une part, délire globalisateur de l'autre.


            2.3 - Troisième obstacle : la substantialisation

Que les corps légers s'attachent à un corps électrisé, c'est là une image immédiate—d'ailleurs bien incomplète—de certaines attrac­tions. De cette image isolée, qui ne représente qu'un moment du phénomène total et qui ne devrait être agréée dans une description correcte qu'en en fixant bien la place, I'esprit préscientifique va faire un moyen d'explication absolu, et par conséquent immédiat. Autre­ment dit, le phénomène immédiat va être pris comme le signe d'une propriété substantielle: aussitôt toute enquête scientifique sera arrê­tée; la réponse substantialiste étouffe toutes les questions. C'est ainsi qu'on attribue au fluide électrique la qualité « glutineuse, onctueuse, tenace » . « La théorie de M. Boyle sur l'attraction électrique, dit Priestley était que le corps Electrique lançait une émanation gluti­neuse, qui se saisissait des petits corps dans sa route et les rapportait avec elle dans son retour au corps d'où elle partait. » Comme ces rayons qui vont chercher les objets, ces rayons parcourus en aller et retour, sont, de toute évidence des adjonctions parasites, on voit que l'image initiale revient à considérer le bâton d'ambre électrisé comme un doigt enduit de colle.

Si l'on n'intériorisait pas cette métaphore, il n'y aurait que demi mal; on pourrait toujours se sauver en disant qu'il ne s'agit là que d'un moyen de traduire, d'exprimer le phénomène. Mais, en fait, on ne se borne pas à décrire par un mot, on explique par une pensée. On pense comme on voit, on pense ce qu'on voit: Une poussière colle à la paroi électrisée, donc l'électricité est une colle, une glu. On est alors engagé dans une mauvaise voie où les faux problèmes vont susciter des expé­riences sans valeur, dont le résultat négatif manquera même de rôle avertisseur, tant est aveuglante l'image première, I'image naïve, tant est décisive son attribution à une substance. Devant un échec de la vérification, on aura toujours l'arrière‑pensée qu'une qualité substan­tielle* qui manque à apparaître reste masquée, reste occulte. L'esprit continuant à la penser comme telle deviendra peu à peu imperméable aux démentis de l'expérience. La manière dont s'exprime Priestley montre assez clairement qu'il ne met jamais en question la qualité glutineuse du fluide électrique: « Jacques Hartmann a prétendu prou­ver par expérience que l'attraction électrique était effectivement pro­duite par l'émission de particules glutineuses. Il prit deux substances électriques: savoir deux morceaux de colophane, dont il en réduisit un, par distillation, à la consistance d'un onguent noir, et le priva, par là, de son pouvoir attractif. Il dit que celui qui ne fut pas distillé retint sa substance onctueuse, au lieu que l'autre fut réduit, par distillation, à un vrai Caput mortuum*[5], et ne retint pas la moindre chose de la substance bitumineuse. En conséquence de cette hypothèse, il pense que l'ambre attire les corps légers plus puissamment que ne le font les autres substances, parce qu'il fournit plus abondamment qu'elles des émana­tions onctueuses et tenaces. » En fait, une telle expérimentation est mutilée; il lui manque précisément la partie positive. Il eût fallu examiner le produit résultant de la réfrigération des parties empyreu­matiques* de la colophane et constater que la substance électrique glutineuse, onctueuse et tenace, s'y était concentrée. C'est ce qu'on n'a pas fait, et pour cause ! on a détruit la qualité pour prouver qu'elle existait, en appliquant tout simplement une table d'absence. C'est que la conviction substantialiste est si forte qu'elle se satisfait à bon mar­ché. Cela montre aussi bien clairement que la conviction substantia­liste rend impropre à varier l'expérience. Trouverait‑elle des différen­ces dans la manifestation de la qualité intime, qu'elle les expliquerait tout de suite par une intensité variable: I'ambre est plus électrique que les autres substances parce qu'il est plus riche en matière glutineuse, parce que sa colle est plus concentrée » .

Ibidem, pp.102 ‑ 104.

 

Si la science se doit de nommer ses objets, ou de créer des concepts pour rendre compte des phénomènes observés, elle ne doit pourtant pas  céder à la facilité de "baptiser la difficulté". C'est bien de cela qu'il est question ici, et le postulat de qualité substantielles pour rendre compte de l'électricité participe d'une simple interprétation langagière du réel. Le concept n'a ici pas plus de valeur que celui "d'éther" inventé à la fin du siècle dernier pour rendre compte du "milieu de propagation" des ondes électromagnétiques, faute de pouvoir concevoir qu'elles se propageaient dans le vide.

 

3 -  La science comme raison ouverte : la nécessaire critique des concepts.

 

Les mots sont des outils essentiels pour formuler et communiquer les pensées, et aussi pour les emmagasiner dans la mémoire; malheu­reusement, les mots peuvent devenir pièges, appeaux ou camisoles de force. Nombreux sont les concepts fondamentaux de la science qui, à telle ou telle époque, ont servi à la fois d'outils et de pièges; par exem­ple « temps, espace », « masse », «  force », « poids », « éther », « corpuscule », « onde », dans les sciences physiques; « but », «  volonté », « sensation », « conscience », « conditionnement», en psychologie; et en mathématiques: « limite », « continuité », « calculabilité ", «divisi­bilité ». Car il ne s'agissait pas de simples étiquettes, comme les noms donnés aux personnes et aux objets; il s'agissait de constructions arti­ficielles qui, derrière une façade innocente, dissimulaient les traces de l'espèce particulière de logique qui avait servi à les fabriquer. Pour reprendre l'exemple de Sidney Hook: « En dressant le tableau des catégories qui, à ses yeux, représentait la grammaire de l'existence, Aristote projetait en réalité sur le cosmos la grammaire de la langue grecque ».

La science occidentale a bien mis deux mille ans a se délivrez de l'hypnose produite par Aristote, dont la philosophie pénétrait la struc­ture même du langage définissant non seulement les notions de la « science », mais aussi celles du « sens commun ». Toutes les grandes révolutions de la pensée scientifique durent se faire non seulement contre les dogmes aristotéliciens, platoniciens ou chrétiens, mais aussi contre ce qui paraissait l'évidence et le bon sens: les règles informulées du code. Chaque fois, il fallut battre en brèche l'ordre établi de la pensée conceptuelle. Kepler renversa la doctrine « évidente » du mou­vement circulaire uniforme; Galilée ruina la notion de bon sens que tout corps en mouvement doit avoir un « moteur » pour le tirer ou le pousser. Newton, non sans répugnance, dut contredire l'expérience et montrer qu'il y a action possible sans contact; Rutherford dut commettre une contradiction dans les tannes en affirmant que l'atonie, dont le nom signifie « indivisible », est divisible. Einstein nous interdît de croire que les horloges tournent à la même vitesse en n'importe quel point de l'univers; la physique des quanta a escamoté le sens tradi­tionnel de mots tels que matières énergie, cause et effet.

 

Les préjugés et les impuretés qui se sont incorporés aux concepts verbaux d'un « univers du discours» donné ne seront éliminés par aucun discours à l'intérieur de cet univers. Ce n'est pas en jouant à un jeu que l'on peut en modifier les règles, si absurdes qu'elles soient. De toutes les formes d'activité mentale, la pensée verbale est la plus claire, la plus complexe et la plus vulnérable. Elle est capable d'absorber toutes sortes de suggestions chuchotées et d'en faire des règles secrètes du code. Le langage peut faire écran entre le penseur et le réel. Et c'est pourquoi, bien souvent, la véritable création commence où finit le lan­gage.

 

(Arthur KOESTLER ‑ Le cri d'Archimède.)

 

L'accusée est encore ici la langue ordinaire, mais aussi le langage scientifique lui même.
Les mots de la langue sont des pièges, avions-nous dit, à cause de leur imprécision et de la pluralité de leurs sens.  Mais Koestler en dénonce ici un danger plus grand : celui de confondre la logique normative du discours et la logique rationnelle à l'œuvre dans les sciences. On sait, par exemple, que le logicien distingue deux opérations mentales (disjonction exclusive ou non exclusive) là où la langue parlée n'emploie que le mot ou. On sait l'ambiguïté de sens que revêt, en français comme en grec le terme prédicatif "est". C'est sur une telle ambiguïté que l'on peut construire des sophismes du genre :

La terre est ronde

Une pomme est ronde,

Donc la terre est pomme.

L'ambiguïté ne tient que dans la langue, car le logicien, lui, nous obligerait à formuler tous nos prédicats, et là, la déduction serait impossible , de :

 

Il existe un objet que j'appelle "terre", et cette terre est ronde

Il existe un objet que j'appelle "pomme", et cette pomme est ronde

 

Je ne puis plus retirer l'objet que j'appelle terre s'appelle aussi pomme. Tout ce que je pourrais conclure est que mes deux objets ont le même attribut "rond".

En mathématique, et plus largement dans les sciences formelles, les foncteurs logiques correspondent à des définitions et à des attributs précis (commutativité, associativité, distributivité etc.…) ce qui est loin d'être le cas pour les liaisons grammaticales, improprement appelées "logiques". C'est pour cela que la science s'est constitué son propre langage, dont les inférences peuvent être codifiées.

Mais le langage des sciences menace aussi la science : l'obstacle peut surgir là où on l'attend le moins, de la science même. En effet, les concepts scientifiques forment une nomenclature dont la propension est de se figer dans un état donné de son développement. Si les scientifiques n'y prennent pas garde, le concept peut d'outil se transformer en entrave, stérilisant ainsi la pensée.

L'histoire des sciences nous montre que la formation des concepts scientifiques est une re-création permanente. Les concepts naissent, évoluent, meurent parfois, lorsqu'il ne sont plus nécessaires à la compréhension d'un phénomène.  C'est là le trait dominant de la falsifiabilité des sciences et de la formation de ses concepts.

M. Le Guen (04/2001)

 



[1] Cathartique : du grec kathartikos : qui purge

[2] On me signale qu'il y a des gens assez ignorants pour ne pas savoir que le Schiedam est un des meilleurs alcools hollandais

[3] On remarquera que cet ordre de découvertes des variables est imposé par une "raison technicienne" celle de l'invention d'outils d'observation de précision. Il est aussi un bon exemple d'éloignement progressif de l'expérience sensible au profit d'une instrumentation de l'expérience.

[4] Boule de sureau hérissée de fils de fer, dans laquelle on fait passer  un courant électrique de sorte que les "pattes" s'agitent.

[5] Corps inerte