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Quel pouvoir ? Politique
? Interpersonnel
? Du
philosophe ? De
l'artiste ? Du
savant ? à
distinguer : Prendre
le pouvoir Avoir
le pouvoir #
moyens du pouvoir #
effets du pouvoir |
Le
sujet semble indiquer que le pouvoir est toujours d'une certaine façon une
illusion. On vous demande s'il n'est que cela |
Illusion : erreur provoquée par l'usurpation du réel par le désir ; on
distinguera la chimère (illusion vaine) de l'illusion créatrice, qui
aboutit indirectement à une création Ici
l'illusion est double : - celle de celui qui est soumis au pouvoir et à
qui l'on fait croire que la soumission au maître est un devoir - celle du maître lui-même qui
s'illusionne sur la nature véritable de son pouvoir Thèmes
associés : Caractère
caduc, éphémère. Inconsistance Inconstance Rêve,
imaginaire Vanité |
Reformulation du
sujet :
Le pouvoir, dans ses
multiples avatars, n'est-il qu'un songe creux, une chimère que les hommes
poursuivraient sans jamais l'atteindre ni être capable de le fixer ou, au
contraire, subiraient en complices de leur propre asservissement ? Ce jugement
peut-il recevoir la même réponse dans les diverses figures qu'il revêt, qu'il
s'agisse du tyran qui prétend s'emparer du pouvoir, ou du créateur, artiste,
philosophe ou savant, qui l'exercent au travers de leurs oeuvres sans avoir
voulu le prendre?
Plan du devoir :
1 - Que détient celui
qui prend le pouvoir ? Les moyens du pouvoir ? Les symboles du pouvoir ?
S'exerce-t-il grâce à la lâcheté ou l'ignorance de ceux qui lui sont soumis ?
Ceci n'induit-il pas la fragilité et la caducité du pouvoir ? En est-il pour
autant vain ?
2 - La prise du pouvoir
n'est-elle pas plus un aveu de faiblesse que le signe d'une puissance réelle
? Le pouvoir réside-t-il dans la nature
de ceux qui prétendent l'exercer ?
3 - Seuls les créateurs
exercent un pouvoir réel et durable sur l'humanité, précisément parce que leur
vertu a été de ne jamais vouloir prendre le pouvoir mais qu’ils ont réalisé
leur œuvre par leur puissance créatrice.
Note :
Ce cours en forme de corrigé faisait partie
d’un ensemble, « les figures du
pouvoir », au programme des CPGE en 1994-95. Les œuvres au programme, Gorgias, de Platon, Britannicus,
de Racine et La Fortune des Rougon, de Zola, sont largement
cités. Nous recommandons de lire ou de relire ces œuvres avant d’aborder la
lecture du présent cours.
M. Le Guen (février 2001)
PLAN DETAILLE
1 - Introduction,
argument : Que détient celui qui prend le pouvoir ? Les moyens du pouvoir ?
Les symboles du pouvoir ? S'exerce-t-il à cause de la lâcheté ou l'ignorance de
ceux qui lui sont soumis ? Ceci n'induit-il pas la fragilité et la caducité du
pouvoir ? En est-il pour autant vain ?
Rousseau « le plus fort n’est jamais assez fort... »
1.1 Pouvoir et moyens du pouvoir : caractère
contingent et éphémère de leur possession
Gorgias : La rhétorique et ses pouvoirs
Agrippine et Néron[1]
1.2 Inconsistance
du pouvoir : recherche des symboles du pouvoir
Rougon[2]
: l’appartement du receveur/le ruban
Tournier[3]
: Vendredi et Robinson Impossibilité pour le sujet d’être sans autrui
Néron : la solitude du tyran
1.3
Le pouvoir repose sur l’aliénation de
ceux qui y sont soumis : l’illusion ne prend que sur des ignorants
Gorgias : la manipulation des foules
Hitler : l’universitaire et le peuple
Conclusion
: le pouvoir repose sur
une double illusion : celle de ceux qui croient le détenir, et celle de ceux
qui ont la faiblesse d’y croire et de s’y soumettre.
2 – Introduction, argument : La prise du pouvoir n'est-elle pas
plus un aveu de faiblesse que le signe d'une puissance réelle ? Le pouvoir
réside-t-il dans la nature
de ceux qui prétendent l'exercer ?
2.1
La faiblesse de ceux qui prétendent
détenir le pouvoir :
Polos lâcheté et hypocrisie
Néron versatile
Rougon peureux
2.2 Impuissance du tyran
Néron/Dom Juan
Las
de se faire aimer...
2.3 Prendre le pouvoir : avouer qu’on ne l’a
pas : «l’être en creux »
Conclusion :
Vouloir
prendre le pouvoir, c’est avouer qu’on ne dispose d’aucun pouvoir, et qu’on en
souffre.
3 – Introduction, argument : Seuls le pouvoir vertueux est créateur
: les vertueux exercent un pouvoir réel
et durable sur l'humanité, précisément parce que leur vertu a été de ne jamais
vouloir prendre le pouvoir.
Opposition entre l’être, d’une part, et le
paraître le dominer, le posséder d’autre part
3.1
être # dominer
Auguste et Néron
Commencer où Auguste a fini...
La vertu du pouvoir sur soi # le néant
d’une vie de destruction
3.2 être # paraître/posséder
Miette/Silvère # Félicité/Pierre
« être plein » des amants # vie pour rien des possédants
3.3 être # dominer
Socrate # Calliclès : le philosophe et le
tyran la pérennité d’un pouvoir réel et la contingence d’un pouvoir illusoire ;
« la vie de pluvier »
Conclusion : Quel artiste meurt avec moi Hitler et Néron
CONCLUSION
GENERALE
1 - Introduction,
argument : « Le plus fort n’est
jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en
droit, et l’obéissance en devoir » (Rousseau, Du Contrat Social
Livre 1 Ch.3)
Dans
cette admirable formule lapidaire, Rousseau pose un triple problème : celui
tout d’abord de la caducité des moyens du pouvoir (« être toujours le maître »), de sa relativité (« le plus fort » « assez fort » et de son caractère aliénant
(« transformer la force en droit et
l’obéissance en devoir »). Nous pouvons identifier ici trois formes
d’illusion : la première, qui aveugle le tyran, lui fait prendre les moyens de
sa force pour un pouvoir réel, la seconde nous montre la vanité et
l’inconsistance du pouvoir qui se voudrait absolu, et n’est que relatif, la
troisième qui soumet l’esclave par ruse.
1.1
- Que détient en effet celui qui prétend détenir le pouvoir ? Si l’on en croit
Gorgias :
« [la rhétorique est ] le pouvoir
de convaincre, grâce aux discours, le juges du tribunal, les membres du Conseil
au Conseil de la Cité et l’ensemble des citoyens à l’Assemblé, bref du pouvoir
de convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens. En fait, si tu dispose
d’un tel pouvoir, tu feras du médecin un esclave, un esclave de l’entraîneur
et, pour ce qui est de ton homme d’affaires, il aura l’air d’avoir fait de
l’argent, pas pour lui-même -plutôt pour toi, qui peux parler aux masses et qui
sais les convaincre.»
La rhétorique nous est présentée ici comme
le moyen du pouvoir. Le rhéteur détient-il autre chose qu’un ensemble de
routines, de recettes simples mais efficaces (Hitler : « Dans tous les cas, il s’agit de
l’affaiblissement du libre arbitre de l’homme. C’est surtout le cas pour des réunions
où viennent des hommes à préjugés contraires et qu’il s’agit de convertir. Le
matin et encore pendant la journée, les forces de la volonté des hommes
s’imposent avec la plus grande énergie aux tentatives de leur suggérer une
volonté étrangère, une opinion étrangère. Mais le soir, ils succombent plus
facilement à la force dominatrice d’une volonté plus puissante. Le puissant
talent oratoire d’une nature dominatrice d’apôtre réussira plus facilement à
insuffler un nouveau vouloir à des hommes qui ont déjà subi une diminution
naturelle de leur pouvoir de résistance, plutôt que s’ils étaient encore en
pleine possession de tous les ressorts de leur esprit et de leur volonté»)
Dès lors le prestige de l’orateur est déjà moins grand : il ne réside que dans son
habileté à manier la flatterie, non dans un art reposant sur une
connaissance et pratiqué avec vertu. Le caractère illusoire de ce pouvoir tient
aussi au fait que n’ayant ni bonté ni science, il peut facilement changer de
mains, et le rhéteur risque fort d’être battu sur son propre terrain. Gorgias a
beau nous assurer que la rhétorique ne doit pas se mettre au service du mal,
ses élèves, Polos et surtout Calliclès apporteront un démenti cruel à ce vœu
pieux. Puisque le plus habile l’emporte, il ne s’agit que de faire en sorte
qu’on soit le plus efficace des orateurs, et l’on n’aura pas à prouver que l’on
est le meilleur. Seulement demain, un bretteur plus redoutable peut surgir, et
mon pouvoir ne durera pas plus longtemps que l’écho de mes paroles ;
Quand à la force des armes la violence et
le crime, le seul exemple de la
disgrâce d’Agrippine suffirait à en prouver le caractère caduc. Agrippine est
parvenue au pouvoir par scélératesse : inceste, spoliation, meurtre... au
sommet de sa gloire, elle pense pouvoir tenir Rome en se servant de Néron comme
d’un moyen... Mais l’élève se révèle aussi doué pour le crime que son maître,
et les moyens changeant de mains, le pouvoir d’Agrippine s’évanouit :
«Un
peu moins de respect, et plus de confiance
Tous
ces présents, Albine irritent mon dépit :
Je
vois mes honneurs croître et tomber mon crédit.
Non,
non, le temps n’est plus que Néron, jeune encore,
Me
renvoyait les vœux d’une cour qui l’adore
Lorsqu’il se reposait sur moi
de tout l'État,
Que mon ordre au palais
assemblait le sénat,
Et que, derrière un voile
invisible et présente
J’étais de ce grand corps
l’âme toute-puissante.
(...)
L’ingrat d’un faux respect
colorant son injure
Se leva, et, courant
m’embrasser,
Il m’écarta du trône où je
m’allais placer.
Depuis
ce coup fatal le pouvoir d’Agrippine
Vers
sa chute à grands pas, chaque jour
s’achemine.
L’ombre
seule m’en reste... »
Nul ne plaindra, sans doute, le tyran qui
succombe de ne pas avoir vu le caractère éphémère d’un pouvoir ne reposant que
sur des moyens.
1.2
- Mais ce qui frappe aussi, quand on étudie la prétention du pouvoir à
s’affirmer comme absolu, c’est la médiocrité même des symboles auxquels il se
rattache, et la vanité d’un être qui se voudrait omnipotent, et qui a besoin,
pour être, de la reconnaissance de ses semblables.
A quoi se rattache en effet le despote ? Au
paraître, tant il est à la recherche d’une reconnaissance. De là, le moindre
hochet gonfle son orgueil et l’inconsistance du symbole fait éclater le
ridicule : l’ironie de Zola se fait féroce dans la scène du
« ruban » :
« Messieurs, (...) je veux, au nom de la société, dire à notre hôte
combien nous sommes heureux des récompenses que lui ont values son courage et
son patriotisme. Je reconnais que Rougon a eu
une inspiration du ciel en restant à Plassans, tandis que ces gueux nous
traînaient sur les grandes routes. Aussi j’applaudis des deux mains aux
décisions du gouvernement... Laissez moi achever... vous féliciterez ensuite
notre ami... Sachez donc que notre ami, fait chevalier de la Légion d’honneur,
va en outre être nommé à une recette particulière. (...)
Pierre
se mit debout, tendit son verre en criant :
-
Je bois au prince Louis, à l’empereur
(...)
Sicardot
eut une idée triomphante. Il prit, dans les cheveux de Félicité, un nœud de
satin rose qu’elle s’était collé par gentillesse au dessus de l’oreille droite,
coupa un bout du satin avec son couteau à dessert, et vint le passer
solennellement à la boutonnière de Rougon. Celui-ci fit le modeste, il se
débattit, la face radieuse... »
Pour aussi puissant qu’il soit, le tyran ne
peut égaler l’omnipotence divine. Humain,
trop humain, il ne se suffit pas à
lui seul pour être. L’illusion du pouvoir repose sur celle du sujet originel,
posé dans son autosuffisance à la manière d’un Dieu. Au-delà du paraître et de
l’illusion de puissance que donne l’accumulation des moyens et des possessions,
le tyran éprouve douloureusement son impossibilité d’être. L’ombre du pouvoir
le condamne à la solitude, à ne pouvoir être reconnu par aucun être humain, lui
qui n’est entouré que d’esclaves ou de courtisans. Dans Vendredi ou les
limbes du Pacifique, Michel Tournier nous montre combien Robinson, maître
tout puissant de Spéranza, est contraint de renoncer à traiter Vendredi en
esclave, pour que celui-ci puisse lui donner ce dont tous les hommes, puissants
ou misérables ont besoin pour être des hommes, la reconnaissance d’un être
raisonnable et libre.
Néron s’est condamné à une telle solitude
de l’être. Les derniers vers de Britannicus annoncent déjà son
châtiment, celui de la solitude et du
vide existentiel qui le conduira au suicide :
« Il [Néron] rentre. Chacun
fuit son silence farouche.
Le
seul nom de Junie échappe de sa bouche.
Il
marche sans dessein ; ses yeux mal assurés
n’osent
lever au ciel leurs regards égarés ;
Et
l’on craint, si la nuit jointe à la solitude
Vient
de son désespoir aigrir l’inquiétude,
Que
sa douleur bientôt n’attente sur ses jours.»
On croirait entendre comme un écho la
lamentation de Philippe II, au quatrième acte du Don Carlos, de Verdi, lorsque
le roi assimile la solitude et le désamour auquel le condamne l’exercice du
pouvoir à la solitude glacée des tombeaux de l’Escurial
« Ella
giammai m’amo (...)
Dormiro
sol
nel
manto mio regal » (*)
(*) Elle n’éprouve aucun amour pour moi...
Je dormirai seul dans mon manteau royal...
1.3
- Mais l’illusion du pouvoir est aussi celle de ceux qui lui sont soumis.
Rousseau, dans le texte cité relève que le pouvoir ne peut se maintenir, en
l’absence d’un fondement légitime reposant sur un authentique contrat, qu’au
prix d’une ruse. Il le disait aussi d’une autre manière, au début de la seconde
partie du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes :
« le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire « ceci est
à moi » et trouva des gens assez
simples pour le croire fut le véritable fondateur de la société civile »
On peut d’ailleurs dire que ceux qui se
soumettent au pouvoir sont victimes d’une illusion, et peut-être aussi se
bercent-ils de cette illusion dont ils tirent avantage.
Le fait de faire passer pour légitime un
pouvoir usurpé est possible par une manipulation de ceux sur lesquels il agit.
C’est d’ailleurs pour cela que le tyran maintien le peuple dans l’ignorance et
se garde bien de réveilleur ce « sommeil
de la raison »
Ainsi Gorgias avoue-t-il que la rhétorique
ne peut développer sa puissance que sur une masse inculte, ou traitée comme
telle, et que le discours du rhéteur sera ridicule devant une assemblée de
spécialistes.
Socrate :
« La rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont
elle parle ; simplement, elle a découvert un procédé qui sert à convaincre, et
le résultat est que, devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir
plus que n’en savent les connaisseurs.»
On retrouve un écho de ceci chez Hitler :
« Il faut mesurer le discours d’un homme d’état à son peuple non d’après
l’impression qu’il produit sur un professeur d’université, mais par son action
sur le peuple lui-même.»
Mais l’ignorance est sans doute
insuffisante pour expliquer l’illusion de ceux qui se soumettent au pouvoir
comme à un Dieu. Probablement doit-on considérer qu’un peuple d’esclaves est
d’une certaine manière complice de son asservissement. Tels « Les
grenouilles qui veulent se donner un Roi » (La Fontaine), «Tous coururent au-devant de leurs fers,
croyant assurer leur liberté ;
car, avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement
politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers :
les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui
comptaient en profiter » (Rousseau)
Au-delà de l’ignorance, c’est aussi par lâcheté
et par paresse que les peuples aiment à se bercer d’illusion et se
soumettent au tyran :
« La
paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre
d’homme, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction
étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs et qu’il soit
si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé
dé ’être mineur ! Si j’ai un livre, qui me tient lieu d’entendement, un
directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de
mon régime, etc, je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je
n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront
bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes tienne aussi
pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une
chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très
aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute fonction sur l’humanité.
Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que
ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas
hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les
menace, si elles essaient de
s’aventurer seules au dehors. Or ce danger n’est vraiment pas si grand ;
car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un
accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte
détourne ordinairement d’en refaire l’essai.
Il
est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité,
qui est presque devenue pour lui nature. » (Kant, « Réponse à la question :
qu’est-ce que « Les Lumières ? »)
Que dire alors du thème de la flatterie ?
Le pouvoir de la rhétorique repose sur le plaisir qu’il crée chez
l’interlocuteur. Elle fait confondre le plaisir et le bien. La métaphore du
confiseur et du médecin (Gorgias), traduits tous deux devant un tribunal
d’enfants illustre ce thème de la démagogie. Les prisonniers n’ont pas besoin
de chaînes pour se maintenir dans la douce illusion des ombres de la caverne :
ils tissent eux même leurs chaînes et en viennent à les aimer et à les défendre
comme si elles étaient le bien.
CONCLUSION
DE LA PREMIERE PARTIE :
Le
pouvoir, entendu comme puissance exercée sur autrui, repose sur une double
illusion : celle de ceux qui croient le détenir, et celle de ceux qui ont la
faiblesse d’y croire et de s’y soumettre.
2 - Introduction, argument :
Qu’il
nous soit permis de citer ici l’infâme Iznogoud, le pitoyable vizir qui veut
« être calife à la place du
calife» et qui porte dans son nom même la marque du néant. Ne doit-on pas voir dans la prise du pouvoir
un aveu de faiblesse, et la marque de l’impuissance de ceux qui se voudraient
puissants ?
2.1
- La première constatation qui s’impose à nous, c’est la faiblesse des
personnages, qui, dans les oeuvres étudiées, incarnent un pouvoir usurpé.
Voici Polos, lâche et hypocrite, pour qui
le pouvoir et la puissance ne sont bonnes, qu’à la condition de l’impunité.
Lorsque Socrate se propose, pour illustrer le thème de la toute puissance, de
tuer gratuitement des hommes sur l’Agora voici ce que lui répond Polos :
Socrate :
« Peux-tu me dire pour quelle raison tu critiques cette forme de pouvoir
? »
Polos :
« Oui,
je le peux »
Socrate :
« Pourquoi
? Dis-le. »
Polos
«Parce
que l’homme qui agit comme cela sera nécessairement puni »
Polos n’a même pas le panache d’un
Calliclès, qui lui plaide pour le courage de « laisser aller ses propres passions, si grandes soient elles, et ne pas
les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son
intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce
qu’elles peuvent désirer. »
Puis voici Néron, versatile et
influençable, qui se range la plupart du temps à l’avis du « dernier qui
parle »
Ainsi assiste-t-on dans Britannicus
aux retournements de Néron, par Agrippine et Burhus d’une part (acte IV, Sc. 2
& 3) puis Narcisse (acte IV, 4)
Cette dernière scène est révélatrice du
manque de caractère de Néron :
Néron :
« Narcisse
c’est assez ; je reconnais ce soin,
Et
ne souhaite pas que vous alliez plus loin »
Narcisse :
« Quoi!
pour Britannicus votre haine affaiblie
Me
défend... »
Néron :
« Oui,
Narcisse, on nous réconcilie »(...)
« On
répond de son cœur ; et je vaincrai le mien »
Narcisse :
« Et
l’hymen de Junie en est-il le lien
Seigneur;
lui faites-vous encor ce sacrifice ? »
Néron :
« C’est
prendre trop de soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,
Je
ne le compte plus parmi mes ennemis »
Narcisse :
« Agrippine,
Seigneur se l’était bien promis
Elle
a repris sur vous son souverain empire. »
Néron :
« Quoi
donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que
voulez-vous dire ? »
Narcisse :
« Elle
s’en est vantée assez publiquement »
Néron :
« De
quoi ? »
Narcisse :
« Qu’elle
n’avait qu’à vous voir un moment ;
qu’à
tout ce grand éclat, qu’à ce courroux funeste
On
verrait succéder un silence modeste. »
La stratégie de Narcisse est ici très
habile : il excite d’abord en Néron le monarque (Britannicus est censé
comploter) puis l’amant éconduit (jalousie) et enfin, et surtout, estoc final,
la vanité du fils qui se croyait adulte et qui ne supporte plus l’autorité
d’une mère pour le moins abusive. Le pitoyable « Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ? » signe la
victoire de Narcisse sur Néron. Ainsi Britannicus est assassiné moins comme
comploteur ou comme rival amoureux, mais parce qu’Agrippine a eu la faiblesse
de se vanter :
« Il suffit, j’ai parlé, tout a changé de face.»
Néron montre ainsi une triple faiblesse.
Celle d’être manipulé par Narcisse, celle de céder à son orgueil, et surtout
celle de signer par le meurtre un aveu de dépendance vis à vis de sa mère.
Enfin, voici Pierre Rougon, faible parmi
les faibles, et qui se voudrait puissant.
On montrera le double jeu de Félicité, qui
feint la soumission et l’ignorance, pour mieux réduire Pierre à sa merci.
« ...Il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en
larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans effort. Il
s’opérait en lui une réaction fatale. Toute sa colère le jetait à des abandons,
à des lamentations d’enfant. Félicité, qui attendait cette crise, eut un éclair
de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. (...)
-
Eh bien ! dit-il, anxieux, quand il eut fini, maintenant que tu sais tout, ne
vois tu pas une façon de nous sauver de la ruine ?(...)
Et
comme il la regardait d’un air avide, elle s’interrompit, elle dit avec un
sourire :
-
Mais tu me promets de bien ne plus te méfier de moi ? Tu me diras tout? Tu
n’agiras pas sans me consulter?
Il
jura, il accepta les conditions les plus dures... »
2.2
- Mais, nous objectera-t-on, il est des tyrans forts, tels Calliclès, ou encore
ce Dom Juan
« Mais
le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait
le sillage et ne daignait rien voir. » (Baudelaire)
Le parallèle est intéressant à établir
entre Dom Juan et Néron. Ils ont tous les deux en commun d’avoir renoncé à
l’amour, et pourrait-on dire, renoncé à l’Être. Dom Juan, on le sait n’aime pas
les femmes, Dom Juan aime séduire, et si possible des jeunettes. Il est à la
poursuite de lui-même, chaque conquête lui apportant la preuve qu’il n’est pas
mort, qu’il n’est pas vieux... mais on ne peut concevoir un Dom Juan qui
accepterait d’être aimé pour lui même. Néron lui aussi renonce à l’Être, et
c’est Agrippine qui nous en avertit dès le premier acte[4] :
« Las
de se faire aimer, il veut se faire craindre »
La première partie du vers peut être
interprétée en deux sens : la lassitude de Néron face à la vertu, dans le sens
d’un ennui et d’une volonté de rechercher des plaisirs plus puissants ; mais
surtout on peut y voir l’aveu d’un échec : c’est parce que Néron ne peut se
faire aimer, qu’il ne peut faire valoir auprès d’un autre être ou devant le
peuple de Rome des qualités d’homme et d’empereur, que Néron renonce à la
vertu. Le passage à la violence serait un aveu d’impuissance. C’est parce que
Néron est incapable de se faire aimer qu’il choisit la voie de la violence.
2.3
- « L’homme libre n’est point
envieux ; il admire la grandeur et se
réjouit que cela soit »(Hegel)
On peut comprendre d’une autre façon l’aveu
d’impuissance que constitue le désir de prendre le pouvoir. Ce désir est l’aveu
d’un manque, manque de reconnaissance, manque de talent, manque d’être. Le film
de Milos Forman, Amadeus est reflexion sur le thème de l’envie, et sur
celui de l’esclavage de l’envieux. Salieri est prisonnier de Mozart, dont il a
reconnu le génie. Faute de pouvoir l’égaler, dépourvu de cette qualité d’âme
qui devrait lui faire louer le génie, Salieri est condamné à la souffrance
perpétuelle de celui qui non seulement connaît sa médiocrité, mais ne peut s’en
contenter. Si bien que la seule manière que le compositeur raté trouvera pour
se « libérer » de Mozart sera de rêver, au soir de sa vie, dans le
délire de la sénilité, qu’il avait ourdi un complot et tué Amadéus.
C’est une telle envie qui brûle littéralement
les Rougon, et plus particulièrement Félicité :
« A
cette époque, les Rougon traversaient une curieuse crise de vanité et
d’appétits inassouvis. Leurs quelques bons sentiments s’aigrissaient. Ils se
posaient en victimes du guignon, sans résignation aucune, plus âpres et plus
décidés à ne pas mourir avant de s’être contenté. Au fond, ils n’abandonnaient
aucune de leurs espérances, malgré leur âge avancé ; Félicité prétendait avoir
le pressentiment qu’elle mourrait riche. Mais chaque jour leur misère leur
pesait davantage. »(...)
« La
lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, elle faisait de
merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient
devant elle, dans l’ombre, une danse diabolique. Elle habitait un bel
appartement de la ville neuve, avait le luxe de M. Pierotte, donnait des
soirées, éclaboussait de sa fortune la ville entière. Ce qui chatouillait le
plus ses vanités, c’était la belle position que son mari occuperait
alors. »
(...)
« L’idée
de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était devenue une
monomanie chez Félicité. »
Cette envie les condamne à une errance
perpétuelle, tellement dépendants des autres qu’ils ne peuvent véritablement
vivre ailleurs que dans l’opinion d’autrui.
CONCLUSION
DE LA SECONDE PARTIE :
Le
pouvoir repose bien souvent sur une illusion. Cette illusion est même
chimérique quand, loin de permettre l’épanouissement de l’être, elle le plonge
dans une quête éperdue de lui-même et l’asservit à ses passions. Le décalage
est d’autant plus marqué que celui qui voudrait le pouvoir n’a pour lui-même
que des faiblesses, et aucun talents. Vouloir prendre le pouvoir, c’est avouer
qu’on ne dispose d’aucun pouvoir, et qu’on en souffre.
3 - Introduction, argument
:
Seul
le pouvoir vertueux est créateur : les vertueux exercent un pouvoir réel et
durable sur l’humanité, précisément parce que leur vertu a été de ne jamais
vouloir prendre le pouvoir. L’opposition entre le pouvoir et son versant
chimérique recoupe la distinction entre d’une part l’être, et d’autre part ses
substituts le paraître, le dominer, et l’avoir.
3.1 - Une grande figure domine le Britannicus,
et son ombre plane du premier au dernier acte. Cette référence à Auguste vient
refermer la pièce sur elle-même : présente dans le dialogue initial entre
Agrippine et Albine, c’est aussi au pieds de la statue d’Auguste que Junie
viendra prononcer son vœu de vestale.
Sans discuter de la réalité historique du
personnage d’Octave-Auguste, tel que nous le présente Corneille dans Cinna,
et tel qu’il est évoqué ici par Racine, on dira que dans notre drame il est le
point de référence, celui qui a préféré l’être à la domination. C’est
d’ailleurs une référence explicite de la première scène lorsque Agrippine
déclare à Albine :
« Il
[Néron] commence, il est vrai, par où
finit Auguste ;
Mais
crains que, l’avenir détruisant le passé,
Il
ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé »
La référence à Corneille est ici explicite
: c’est une allusion à la clémence d’Auguste, scène finale de Cinna où Auguste
remporte une victoire sur lui-même en pardonnant à ceux qui avaient comploté
contre lui :
« Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je
le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire,
Conservez
à jamais ma dernière victoire !
Je
triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De
qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous»
Bien sûr, Néron aura lui aussi des
velléités de clémence, (« On répond
de son cœur ; et je vaincrai le mien » « Je ne le compte plus parmi mes ennemis », mais on sait que
l’influence de Narcisse le détournera de cette voie.
Néron peut bien prétendre dominer
l’univers, s’il est incapable de se gouverner lui-même, il signe par là-même la
vanité de son personnage. Quand bien même asservirait-il l’univers tout entier,
c’est son être même qui lui échappe. Cf. Gandhi :
« Je sais que la non-violence est infiniment supérieure à la violence,
que le pardon est plus viril que le châtiment. Le pardon est la parure du
soldat. (...) La religion de la non-violence n’est pas seulement pour les
saints, elle est pour le commun des hommes. C’est la loi de notre espèce, comme
la violence est la loi de la brute. L’esprit dort dans la brute. La dignité de
l’homme veut une loi plus haute : la force de l’esprit. (...) Cette âme peut
défier toutes les forces matérielles du monde entier. »
3.2
- L’opposition des deux couples, Miette/Silvère d’une part et Félicité/Pierre
d’autre part nous permettra d’illustrer la fracture de l’être et de l’avoir, de
l’être et du paraître. Les premiers n’ont pas besoin de paraître, ils sont,
puisqu’ils s’aiment. C’est d’eux-mêmes qu’ils tirent leur propre force celle
d’un amour partagé. Ils n’ont rien, sauf leurs illusions. Mais celles-ci sont
loin d’être chimériques, car elles sont porteuses d’un sens humain, plus large
qu’elles. Les seconds sont enfermés dans la quête d’une richesse extérieure, et
dans leur désir de paraître (cf. citations ci-dessus, 2.3)
Miette et Silvère définissent un « être
en plein », et s’ils meurent jeunes, au moins ont-ils été ; Pierre et
Félicité ne s’aiment pas, ils ont un « être en creux » que
nulle tendresse ne viendra remplir. Parce qu’ils ont, ils ne sont
pas, leur vie est une vie pour rien; ils vivent vieux, mais meurent vides.
3.3 - Qui se souviendrait de Calliclès si Platon n’en avait parlé ? Que resterait-il aujourd’hui d’un tyran du 4ème siècle, de ses plaisirs, de ses richesses, et de la force des passions dont il se réclame ? A l’opposé, Socrate, au travers de sa pensée, agit toujours sur nous, est capable de nous faire analyser et comprendre notre existence. L’étrange paradoxe est que Socrate continue à influer sur le monde 2500 ans après sa mort, lui qui ne voulait pas prendre ni exercer de pouvoir sur l’autre. A l’opposé de la rhétorique en effet, la dialectique n’est pas un « art de combat », mais bien plutôt un usage vertueux du dialogue dont la finalité est la découverte du bien et surtout l’épanouissement de l’être de l’interlocuteur.
Quant aux illusions du despote, elles sont
à la mesure du vide de son existence, une « vie de pluvier, qui mange et fiente en même temps », dira
Socrate.
« Mais, tout de même, la vie dont tu parles, c’est une vie terrible ! En
fait, je ne serais pas étonné si Euripide avait dit la vérité -je cite le vers
: « Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre »
Tu sais, en réalité, nous sommes morts. Je l’ai déjà entendu dire par des
hommes qui s’y connaissent : ils soutiennent qu’à présent nous sommes morts,
que notre corps est notre tombeau et qu’il existe un lieu dans l’âme, là où sont
nos passions, un lieu ainsi fait qu’il se laisse influencer et ballotter d’un
côté et de l’autre. Eh bien ce lieu, un homme subtil, Sicilien ou Italien, je
crois, qui exprime la chose sous la forme d’un mythe, en a modifié le nom.
Étant donné que ce lieu de l’âme dépend de ce qui peut sembler vrai et
persuader, il l’a appelé passoire. Par ailleurs, des êtres irréfléchis, il
affirme qu’ils n’ont pas été initiés. En effet chez les hommes qui ne
réfléchissent pas, il dit que ce lieu de l’âme, parce qu’il ne peut rien
contrôler ni rien retenir, il exprime ainsi l’impossibilité que ce lieu soit
jamais rempli.
(...)
les plus malheureux seraient ceux qui, n’ayant pu être initiés devraient à
l’aide d’une écumoire apporter l’eau dans une passoire percée. Avec cette
écumoire, c’est l’âme que ce sage voulait désigner, oui il comparait l’âme de
ses hommes à une écumoire, l’âme des irréfléchis est donc comme une passoire,
incapable de rien retenir à cause de son absence de foi et de sa capacité
d’oubli.»
Cf. également les textes du Gorgias la métaphore des tonneaux percés.
CONCLUSION
DE LA TROISIEME PARTIE :
Hitler
et Néron ont deux points communs ; ils furent tous deux des tyrans
sanguinaires, et aussi... des artistes ratés. On se souvient de la dernière
parole que l’on prête à Néron « quel artiste meurt avec moi... » Le
contraste est saisissant entre leur velléité d’être, qui aurait pu se
manifester après tout sous la forme vertueuse d’une création, et le non-être de
leur vie, entièrement négative et destructrice.
Seul
le pouvoir des créateurs est capable de dépasser leur simple existence ; seul
le pouvoir du peintre, du savant, du philosophe, ou plus simplement des amants
et des vertueux peut échapper au non-être. Van Gogh eut une vie misérable, il
ne posséda rien et ne fut jamais reconnu ni par ses proches ni par son temps,
alors que son oeuvre garde intact le pouvoir de nous émouvoir.
CONCLUSION
GENERALE DU DEVOIR :
Si
les pouvoirs usurpés sont souvent vides de sens, ce qui devrait suffire à les
nommer inhumains, cela ne signifie pas pour autant que tout pouvoir soit de
l’ordre de l’illusion : contre l’agitation chimérique des tyrans, la
puissance positive des créateurs s’exerce encore, au-delà de leur mort.
[1] Dans Britannicus, de Racine
[2] Dans « La fortune des Rougon », de Zola
[3] Tournier : Vendredi ou les limbes du Pacifique
[4] Encore qu’il y ait plus de noblesse chez Dom Juan que chez Néron ; sa quête éperdue de lui-même a aussi des accents de provocation de Dieu, de la société ou de la morale, comme on voudra.