Petit recueil  de textes philosophiques sur le temps….

 

Saint Augustin Les Confessions, Livre XI, Ch. 14-20, Garnier

Qu'est‑ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.

 

Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont‑ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité, Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons‑nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? si bien que ce qui nous autorise à affirmer que te temps est, c'est qu'il tend à n'être plus [:

 

Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de dire "il  y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir. " Peut‑être dirait‑on plus justement : "il y a trois temps: le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. " Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition directe; le présent de l'avenir, c'est l'attente. Si l'on me permet de m'exprimer ainsi, je vois et j'avoue qu'il y a trois temps, oui, il y en a trois.

 

Que l'on persiste à dire " il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir ", comme le veut un usage abusif, oui qu'on le dise. Je ne m'en soucie guère, ni je n'y contredis ni ne le blâme, pourvu cependant que l'on entende bien ce qu'on dit, et qu'on n'aille pas croire que le futur existe déjà, que le passé existe encore. Un langage fait de termes propres est chose rare très souvent nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire.

 

Pascal,  Pensées, posth., II, 172

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; or nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt, si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les cho­ses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

 


William James,  Précis de psychologie (1890) Marcel Rivière, 1946, pp. 206-08

La conscience est sensiblement continue : par « continu» j'entends simplement ce qui ne présente ni brisure, ni fissure. ni division. les seules «solutions de continuité» qui puissent avoir un sens dans la vie d'un esprit individuel sont : ou des solutions de continuité dans le courant même de la conscience, c'est-à-dire des interruptions des temps vides la conscience serait momentanément abolie -, ou des solutions de continuité dans son contenu, c'est-à-dire des cassures si nettes et si brusques que les cIeux états disjoints seraient absolument sans rapports.

D'où affirmer la continuité de la conscience revient a affirmer deux choses:

       que la conscience qui suit un « temps vide » se sent solidaire de la conscience qui le précède, en qui elle reconnaît une autre partie de son moi ;

        que les changements qualitatifs qui se produisent d'un moment a l'autre dans le contenu de la conscience ne sont jamais absolument brusques, et ne constituent jamais des cassures abso­lues.

La conscience ne s'apparaît pas à elle‑même comme hachée en menus morceaux. Les mots de «à chaîne » et de «suite» expriment encore fort mal sa réalité perçue à même ; on n'y saurait marquer de jointure elle coule. Si l'on veut l'exprimer en métaphores naturelles, il faut parler de « rivière » et de « courant » [...]

 

La grande difficulté est maintenant de se rendre compte par l'introspection de la vraie nature des états transitifs. Ils ne sont, disons‑nous, que des vols vers une conclusion, et cela même les rend insaisissables les arrêter en plein élan, c'est les anéantir; attendre qu'ils aient atteint la conclusion, c'est attendre que cette conclusion les éclipse, dévore en son éclat leur pâle lueur, et les écrase de sa masse solide. Essayez de tenir cette gageure : faire une « coupe transversale » d'une pensée qui évolue et en examiner la section ; cela vous fera comprendre et sentir la difficulté d'observer des courants transitifs. La pensée met une telle fougue en son élan, que presque toujours elle est déjà arrivée à sa conclusion quand l'on songe encore à l'arrêter en chemin. Et si l'on est assez vif pour l'arrêter, elle cesse immédiatement d'être elle‑même on veut saisir un cristal de neige, et l'on n'a sur la main qu'une goutte d'eau ; on veut saisir la conscience d'un rapport allant vers son terme, et l'on ne tient qu'un état substantif, généra­lement le dernier mot prononcé, d'où se sont évaporés la vie, le mouvement, le sens précis qu'il avait dans la phrase. Tenter une analyse introspective dans ces conditions reviendrait à saisir un rouet pour en surprendre le mouvement, ou à allumer le gaz assez vite pour voir l'obscurité.

 

William James,  Précis de psychologie (1890) Marcel Rivière, 1946, p. 281

Voici bien l'un des caractères les plus surprenants de la vie mentale nous ne percevons que la minime partie des impres­sions dont nous assiège constamment toute notre périphérie sensorielle. Jamais leur somme ne pénètre intégralement dans notre expérience, j'entends dans notre expérience consciente, qui se creuse un lit à travers cette multitude comme ferait un petit ruisseau à travers une large prairie émaillée de fleurs. Cependant les impressions physiques qui ne comptent pas nous sont aussi présentes que celles qui comptent; elles affectent nos sens avec une égale énergie.

Pourquoi ne percent‑elles pas jusqu'à la conscience; C'est là le mystère, que l'on nomme mais que l'on n'explique pas en invoquant 1'« étroitesse de la conscience > (die Enge des Bewusstseins) comme son fondement.

 

 


Bergson, La conscience et la vie, (1911) in L'énergie spirituelle, PUF

Qui dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais qu'est‑ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expé­rience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition gui serait moins claire qu'elle, je puis la carac­tériser par son trait le plus apparent: conscience signifie d'abord mémoire. Ia mémoire peut manquer d'ampleur; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c'est "un esprit instantané", ne la déclarait‑il pas, bon gré mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire, —conservation et accumulation du passé dans le présent.

 

Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Consi­dérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment: vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. d'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui; cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir.

 

Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu. Ce que nous percevons en fait c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties: notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir.

 

Henri Bergson, Matière et mémoire, (1896), Alcan, 1939, pp. 82-83

J’étudie une leçon, et pour l'apprendre par cœur je la lis d'abord en scandant chaque vers; je la répète ensuite un certain nombre de fois. A chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux; ils finissent par s'organiser ensemble. A ce moment précis je sais ma leçon par cœur; on dit qu'elle est devenue souvenir, qu'elle s'est imprimée dans ma mémoire.

 

Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j'ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre; je la revois avec les circonstances qui l'accompagnaient et qui l'encadrent encore; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu'elle a occupée dans le temps ; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu'elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S'agit‑il bien de la même chose ?

 

I e souvenir de la leçon, en tant qu'apprise par cœur, a fous les caractères d'une habitude. Comme l'habitude, il s'acquiert par la répétition d'un même effort. Comme l'habitude, il a exigé la décomposition d'abord, puis la recomposition de l'action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s'est emmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps.

 

Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troisième par exemple, n'a aucun des caractères de l'habitude. L'image s'en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C'est comme un événement de ma vie; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajouteraient ne ferait qu'en altérer la nature originelle; et si mon effort pour évoquer cette image devient de plus en plus facile à mesurer que je le répète plus souvent, I'image même, envisagée en soi, était nécessairement d'abord ce qu'elle sera toujours.

 

 

Henri Bergson, Matière et mémoire, (1896), Alcan, 1939, pp. 87-88

De ces deux mémoires, dont l'une imagine et dont l'autre répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l'illusion. Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute; mais cette reconnaissance implique‑t‑elle l'évocation d'une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste‑t‑elle pas plutôt dans la conscience que prend l'animal d'une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maî tre provoque maintenant chez lui mécaniquement ? N'allons pas trop loin ! chez l'animal lui‑même, de vagues images du passé débordent peut‑être la perception présente; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience; mais ce passé ne l'intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine, et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d'image, il faut pouvoir s'abstraire de l'action présente, il faut savoir attacher du prix à l'inutile, il faut vouloir rêver. L'homme seul est peut‑être capable d'un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est‑il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l'autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre.

 

ALAIN

Le temps (...) n'est nullement une dimension ; il ne suppose point un rapport de lieu ni un changement de lieu, ni une distance. Une chose, sans changer de lieu, passe nécessairement à l'instant sui­vant et encore au suivant, du même pas que toutes les autres cho­ses ; et ces pas dans le temps ne sont que des métaphores; le temps n'est ni loin ni près; le temps de la nébuleuse d'Orion est ce même temps où nous voyageons nous‑mêmes sans changer de place. Dire qu'un temps est éloigné, c'est une trompeuse métaphore; car c'est le lieu qui est éloigné; mais le temps où nous atteindrons ce lieu viendra que nous le voulions ou non, que nous allions ou non à ce lieu; on ne peut le hâter, ni le retarder, ni par conséquent le parcourir.

 


Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, 1932, Éd. Gonthier, coll. Médiations, pp 22‑23, 34

 

Nous verrons (...) que la vie ne peut être comprise dans une contem­plation passive; la comprendre, c'est plus que la vivre, c'est vraiment la propulser. Elle ne coule pas le long d'une pente, dans l'axe d'un temps objectif qui la recevrait comme un canal. Elle est une forme imposée à la file des instants du temps, mais c'est toujours dans un instant qu'elle trouve sa réalité première (...). Il n'y a que la paresse qui soit durable, l'acte est instantané. Comment ne pas dire alors que réciproquement l'instantané est acte?

 

Qu'on se rende donc compte que l'expérience immédiate du temps, ce n'est pas l'expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l'expérience nonchalante de l'instant, saisi toujours comme immobile. Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout ce qui est durable même, est le don d'un instant.

 

On se souvient d'avoir été, on ne se souvient pas d'avoir duré (...). La mémoire, gardienne du temps, ne garde que l'instant; elle ne conserve rien, absolument rien, de notre sensation compliquée et factice qu'est

 

La psychologie de la volonté et de l'attention — cette volonté de l'intelligence—nous prépare également à admettre comme hypothèse de travail la conception (...) de l'instant sans durée. Dans cette psy­chologie, il est bien sûr déjà que la durée ne saurait intervenir qu indirectement; on voit assez facilement qu'elle n'est pas une condi­tion primordiale: avec la durée on peut peut‑être mesurer l'attente, non pas l'attention elle‑même qui reçoit toute sa valeur d'intensité dans un seul instant.

la durée.

.

D'ailleurs puisque l'attention a le besoin et le pouvoir de se reprendre, elle est par essence tout entière dans ses reprises. L'atten­tion aussi est une série de commencements, elle est faite des renais­sances de l'esprit qui revient à la conscience quand le temps marque des instants. En outre, si nous portions notre examen dans cet étroit domaine où l'attention devient décision, nous verrions ce qu'il y a de fulgurant dans une volonté où viennent converger l'évidence des motifs et la joie de l'acte.

Entre M. Bergson et nous‑même, c'est donc toujours la même diffé­rence de méthode; il prend le temps plein d'événements au niveau même de la conscience des événements, puis il efface peu à peu les événements, ou la conscience des événements; il atteindrait alors, croit‑il, le temps sans événements, ou la conscience de la durée pure. Au contraire, nous ne savons sentir le temps qu'en multipliant les instants conscients (...). La conscience du temps est toujours pour nous une conscience de l'utilisation des instants, elle est toujours active, jamais passive, bref la conscience de notre durée est la conscience d'un progrès de notre être intime, que ce progrès soit d'ailleurs effectif ou mimé ou encore simplement rêvé.

 

Gaston Bachelard, L'Intuition de l'Instant, Éd. Gonthier, coll. Médiations, 1932, pp. 13 et 15

 

Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants. Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d'abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d'un instant sur un autre pour en faire une durée. L'instant c'est déjà la solitude... C'est la solitude dans sa valeur métaphysique la plus dépouillée. Mais une solitude d'un ordre plus sentimental confirme le tragique isolement de l'instant: par une sorte de violence créatrice, le temps limité à l'instant nous isole non seulement des autres mais de nous‑mêmes, puisqu'il rompt avec notre passé le plus cher.

 

Ce caractère dramatique de l'instant est peut‑être susceptible d'en faire pressentir la réalité. Ce que nous voudrions souligner c'est que dans une telle rupture de l'être, I'idée du discontinu s'impose sans conteste. On objectera peut‑être que ces instants dramatiques séparent deux durées plus monotones. Mais nous appelons monotone et régulière toute évolution que nous n'examinons pas avec une attention passionnée. Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu'une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d'illustrer la discontinuité essentielle du Temps.

 

G. Bachelard, La continuité et la  multiplicité temporelles

Bulletin de la Société française de Philosophie, .A. Colin, mars‑avril 1937

J'ai souvent fait cette petite expérience dans mes cours à Dijon, le temps vide, uniforme inactif -- s'il existe—n'a plus qu'une qualité: sa durée : essayons donc de mesurer cette durée, de nombrer cette uniformité. Et je proposais à mes bleues d'apprécier en secondes un laps de temps déter­miné. Je commençais en leur rappelant la solide objectivité de l'année, du jour de l'heure de la minute, de la seconde. Je leur rappelais aussi avec quelle sécurité ils se servaient, dans la vie commune de ces notions. Je leur demandais alors de compter le nombre de secondes d'un silence général que j'appréciais moi-même en suivant l'expérience sur mon chronomètre.

 

Je fus très frappé des résultats de cette enquête. Dans une classe de qua­rante élèves, les appréciations varièrent du simple au quintuple; il y eut des étudiants qui trouvèrent 30 secondes dans une minute, tandis que d'autres en trouvèrent 150. Je recommençai cette expérience plusieurs lois, avec des étudiants différents et toujours d'une manière impromptue. Les résultats furent toujours aussi divergents. On peut immédiatement en conclure que le temps pur est bien mal connu ; il est, je crois, d'autant plus mal connu qu'il est plus vidé, moins actif, privé des relations qui permettent de le mesurer. Dès qu'on est débarrasse des repères objectifs, on mesure le temps à la besogne que l'on tait plutôt que de mesurer la besogne au temps qu'elle réclame.

 

Ernst Bloch, le principe d’espérance, (1959) Gallimard 1976, p.172

Ce que Bergson entend par Novum ; antirépétition, antigéométrie, élan vital et intuition s'écoulant avec le flot vital, toute cette vitalité est bien plus impressionniste, libérale et anarchiste, qu'anticipative. L'élan vital bergsonien est un « changement de direction continuel, un peu comme dans une courbe »; la prétendue intuition s'intègre dans ce mouvement sans cesse surprenant sans toutefois, en vertu même de cette pseudo-infinité du mouvement et du changement perpétuel de direction, jamais rencontrer de Novum véritable; là où tout ne cesse prétendument de se renouveler, rien en fait ne change jamais. Dans ce flot bergsonien de la surprise, tout est en réalité convenu, figé dans une formule et dans le contraire lui-même mort de la répétition  le Nouveau y est réduit à l'état d'éternel zigzag, vide de contenu, à l'état de hasard rendu absolu, dans lequel aucune nais­sance, aucun éclatement, aucun franchissement du déjà-devenu n'a lieu. Bergion s'oppose à toute pensée « processuelle » axée sur un but, non parce que le but y est convenu, de telle sorte que le prétendu processus    au niveau le plus élevé   ressemble plutôt à un glissement, mais parce qu'il est au départ adversaire de tout ce qui est « en avant », « axé dans telle direction », bref de tout but ouvert à la poursuite. Ce prétendu Novum ne diffère donc pas de celui de l'anamnèse , comme lui il a toujours été (...) retour inévitable dans l'Immuable qui se fait ici appeler Muable.

 


Ernst Bloch, Le Principe Espérance (1959), trad. F. Wuilmart, Gallimard,1976, pp. 353-354.

Il est tout aussi impossible à un sens, quel qu'il soit, de percevoir le vécu-dans-l'instant, qu'il est impossible à l'oeil de voir à l'endroit de la tache aveugle, là où le nerf pénètre dans la rétine. Il faut toutefois se garder de confondre la tache aveugle de l'âme, l'obscurité de l'instant vécu avec l'obscurité dans laquelle sont plongés les événe­ments oubliés ou passés. Si le passé se perd progressivement dans la nuit, il y a moyen d'y remédier, le souvenir peut le faire revivre, sources et objets enfouis peuvent être exhumés, qui plus est, le passé historique, bien que lacunaire, est un objet de choix pour la cons­cience contemplative et se laisse aisément objectiver par elle. Au contraire, l'obscurité de l'instant vécu reste prisonnière de son som­meil; la conscience actuelle n'est disponible que pour une expérience à peine écoulée ou une expérience attendue et imminente, et son contenu. L'instant vécu lui-même et son contenu restent par essence invisibles et ce d'autant plus sûrement que se renforce l'attention braquée sur lui  à l'endroit de cette racine (...), de cette immédiateté ponctuelle, c'est tout un monde qui baigne encore dans les ténèbres (…).

Rien ne fuit plus le présent que ce carpe diem ordinaire qui semble se dissoudre entièrement dans la jouissance de l'instant (...). On n'arrive donc pas Si facilement à « cueillir» le jour, à moins que l'on ne confonde l'instant que l'on voudrait voir « demeurer» avec un long moment de paresse (...). Le carpe diem vulgaire ne va jamais plus loin que la simple impression, il s'en tient à la surface du moment du plaisir ou de la dou­leur, et c'est même - contrairement à ce qu'en dit Horace - le dis­persé, l'éphémère, le privé-de-présent par excellence (...). Les hommes d'action exceptionnels semblent offrir le spectacle d'un carpe diem authentique, sous forme de décision prise à l'instant voulu, de puissance à ne pas laisser échapper l'occasion qu'il offre. Mommsen illustre cette puissance par l'exemple de César, il l'appelle « géniale lucidité » et poursuit par ces mots significatifs : « C'est à elle qu'il devait le pouvoir de vivre énergiquement dans l'instant, sans se laisser troubler ni par le souvenir, ni par l'attente; à elle qu'il devait la faculté de concentrer ses forces et d'agir à tout moment. » Mais César et la plupart des hommes d'action de la société de classes, c'est-à-dire ici de l'histoire non percée à jour, ont-ils aussi saisi l'instant, qu'ils façonnaient, sous l'angle de son contenu historique?

 

P. Lecomte du Noüy, Entre croire et savoir Coll. l 'Esprit et la main, Hermannl, 1964, pp. 294‑298

 

Intuitivement nous nous rendons bien compte que la valeur du temps n'est pas la même pour un insecte éphémère qui vit quelques jours, et pour l'homme qui vit jusqu'à quatre-vingts ou cent ans. Le rythme des réactions n'est pas identique. Et pouvons‑nous affirmer que cette valeur est la même au début et à la fin de la vie humaine ? L'expérience nous enseigne que le temps "semble" s'écouler plus vite à mesure que nous avançons en âge. S'agit‑il là d'une illusion, ou bien au contraire d'une réalité biologiques

 

A la suite d'une longue série de recherches et d'expériences commencées pendant la guerre de 1 9 1 4‑ 1 9 1 8, nous avons réussi à montrer que la vitesse de cicatrisation des plaies variait en fonction de la surface de la plaie et de l'âge du blessé. Nous aboutîmes à une formule mathématique simple dans laquelle un seul coefficientlt exprimait cette double relation, et flous appe­lâmes ce coefficient " I'indice de cicatrisation " (...).

 

Dans les années qui suivirent, quand nous eûmes conçu la possibilité d'existence d'un «temps physiologique » différent du «temps physique » ou astronomique, nous nous efforçâmes d'éliminer l'élément individuel de la Formule, à savoir l'influence de la surface de la plaie : une petite plaie se cicatrise plus vite qu'une grande chez un homme d'un âge donné. Ce résultat fut atteint grâce à un artifice mathématique qui consista simple­ment à multiplier l'indice de cicatrisation par la racine carrée de la surface de la plaie. Et le nouveau coefficient ainsi obtenu —que nous avons appelé constante d'activité physiologique de réparation A— ne dépendait plus que de l'âge de l'homme (ou de l'animal) et exprimait comme son nom l'indiques l'activité spécifique correspondant à un âge donné.

Les valeurs expérimentales de ce coefficient A basées sur un grand nombre de cas (plus de 600) sont les suivantes:

 

AGES:                10               20          25          30          32          40          50          60 ans

A =                      0,400         0,260    0,225    0,198    0,188    0,l44      0,103    0,08

 

Ces chiffres montrent que l'activité réparatrice des tissus varie considérable­ment au cours de la vie : elle est cinq fois plus grande à l'âge de dix ans qu'à soixante ans. Schématiquement, une plaie qui se cicatrise en vingt jours chez un enfant de dix ans, se cicatrisera environ en trente et un jours chez un homme de vingt ans, en quarante et un jours chez l'homme de trente ans, en cinquante‑cinq jours s'il a quarante ans, en soixante‑dix‑huit jours s'il a cinquante ans et en cent jours s'il a soixante ans. L'activité diminue donc très rapidement (...).

 

Cela signifie qu'à des âges différents il faut  des temps différents pour accomplir le même travail

 

Or, nous pouvons mesurer le temps non seulement par une vitesse supposée constante, comme celle de la rotation de la terre, mais par un travail, si nous sommes certains que ce travail est effectué à vitesse constante. Il semblerait donc que nous ne puissions pas mesurer le temps en nous basant sur la vitesse de cicatrisation puisque nous avons précisément démontré que celle‑ci varie au cours de la vie. D'autre part, nous devons nous souvenir que cette variation n'est observée que par comparaison à an étalon de temps emprunté au monde inanimé, au mouvement des astres, qui semblent évoluer dans un temps arithmétique, uniforme. Mais il n'y a aucune raison évi­dente pour que ce temps physique, conceptuel, s'applique aux organismes vivants qui naissent, vivent, meurent, et sont le siège de phénomènes essen­tiellement différents de ceux du monde inorganisé, qui ignore la périodicité individuelle, I'adaptation et ]'évolution phylogénétique. Le rythme de notre existence cellulaire est infiniment plus important pour nous que le rythme éternellement indifférent des planètes et des soleils (...).

 

Notre temps, le temps individuel des choses vivantes qui naissent et qui meurent, est plus réel et plus significatif pour nous que le temps mathéma­tique conçu par nous, mais étranger à nos activités vitales. Et rien ne nous oblige à compartimenter notre vie intérieure au moyen de cadres rigides empruntés à une évolution qui n'est pas la nôtre. Si nous choisissons d'interchanger nos étalons et de mesurer le temps physique au moyen de temps phvsiologique, nous constatons que tout se passe comme si le temps physique s'écoulait beaucoup plus rapidement au début de la vie qu'à la fin, logarithmiquement—comme celui des atomes radio‑actifs — et non plus arithmétiquement (...).

 

On sait que, psychologiquement, on peut se faire une idée de la saleur du temps aux différents ages en raisonnant de la façon suivante: une années pour un enfant de cinq ans, représente le cinquième de son existence totale, et à peine le quart de son existence consciente. Pour un homme de cin­quante ans, une année ne représente plus que le cinquantième de son existence. Elle lui paraît donc beaucoup plus courte. Or, chose curieuse, les courbes mathématiques (hyperbole équilatère et courbe logarithmique) exprimant d'une part cette observation, et d'autre part les variations de la constante d'activité physiologique de réparation A, coïncident sur une partie importante de leur longueur, entre les Ages de dix ans et de quatre-­vingts ans.

 

Nous pouvons donc mesurer le raccourcissement de nos années et la valeur relative du temps de nos horloges à différentes périodes de notre vie, et nous voyons qu'une heure de l'existence d'un enfant de dix ans vaut cinq heures de la vie d'un homme de soixante ans. En d'autres termes, au cours de soixante minutes du temps de nos horloges, un enfant a vécu, physiolo­giquement et psychologiquement, autant qu'un homme de soixante ans en cinq heures.

 

André Malraux, Lazare. Le Miroir des Limbes.  Éd. Gallimard, 1974.

Il  est impossible de concevoir le Musée comme historique. Pour un peintre du moins. Ce serait simplement ridicule. Vous vous imaginez un peintre qui arrive devant le Musée en considérant chaque salle comme un produit? Les colonies produisent des bananes... Le XVIe siècle produit l'art du XVIe siècle? C'est dément! Il est bien entendu que pour n'importe quel peintre, ce qui compte de l'art du passé est présent... J'avais pris l'exemple du saint : pour celui qui prie, le saint a son point d'appui dans une vie historique. Mais il a une autre vie au moment où on est en train de le prier : quand on le prie, il est présent. En somme, le saint est dans trois temps : il est dans son éternité, il est dans son temps historique ou chronologique, et il est dans le présent. Pour moi, ce serai t presque la réponse à la question  « qu'est-ce pour vous qu'une œuvre d'art? » C'est une œuvre qui a un présent. Alors que tout le reste du passé n'a pas de présent. Alexandre a une légende, il a une histoire, mais il n'a pas de présent. Vous sentez bien que vous ne pouvez pas ressentir de la même façon une peinture de Lascaux (i) et un silex taillé. Le silex taillé est dans l'histoire chronologique. Le bison peint y est aussi, mais en même temps, il est ailleurs. Et là, vous mettez le doigt sur ce qui est absolument fondamental à mes yeux. Ce que je dis d'important, c'est ça  on ne peut pas concevoir l'art moderne, dans ses rapports avec le musée imaginaire, etc., si on ne commence pas par ressentir que l'œuvre d'art de notre temps est dans un temps qui n'est pas soumis à l'ordre chronologique...