PCEM1

Année 2005-06

 Notes de lecture et résumés.

 

Robert Nisbet (1913-1996)

Historien de la sociologie. Professeur émérite à l’Université de Columbia et à l’Université de Californie (Berkeley). Principaux ouvrages : The Quest for Community (1953), The Degradation of the Academic Dogma (1971), et Twilight of Authority (1975). Dans La Tradition sociologique, il présente une étude historique sur l’évolution des concepts fondamentaux qui ont caractérisé la pensée sociologique au 19e siècle et au début du 20e siècle, à partir des oeuvres de grands auteurs européens : Tocqueville, Marx, Comte, Weber, Simmel, etc.

La Tradition sociologique, PUF, 1984

(The Sociological Tradition, 1966)

Édition de poche, PUF, « Quadrige », 2000.

Notes de lecture

 

Première partie : Concepts et contextes

Nisbet se livre dans ces deux premiers chapitre à un véritable « discours de la méthode » dans lequel il va préciser les objectifs, les enjeux du livre, et les méthodes et outils qu’il compte utiliser dans sa recherche.

Chapitre 1 : Les concepts élémentaires de la sociologie

1.1 Idées et antithèses : chacun des concepts opératoire retenus par Nisbets fonctionne par couple antithétique.

ENisbet refuse de considérer l’histoire de la pensée comme un catalogue d’auteurs, dont on examinerait successivement les thèses. On perd ainsi la cohésion des idées au profit d’un point de vue biographique, sans intérêt pour l’histoire des idées.

EIl refuse aussi de considérer l’histoire de la pensée comme un catalogue de théories. Certes on étudie ainsi des systèmes de pensée cohérent, possédant une structuration interne forte : notion de modèle d’analyse ou de pattern. Mais on ne peut alors sortir de ce système pour confronter ces idées à l’autre. D’autre part ces systèmes sont figés.

Choix de Nisbert : (citation de Arthure O. Lovejoy)

p. 16 « Par histoire des idées  j’entends quelque chose à la fois de plus spécifique et de moins restrictif que l’histoire de la philosophie.  (…) elle décompose les différents systèmes qui se présentent comme des ensembles indissociables afin d’en isoler les éléments constitutifs, ou ce que l’on pourrait appeler les idées élémentaires »

Il s’agit de faire dialoguer des systèmes différents en y repérant des concepts opératoires (les « idées élémentaires ») p.17 : «Ce qui apparaît alors, ce ne sont pas seulement les éléments constitutifs de ces systèmes, les idées élémentaires sur lesquelles ils reposent, mais aussi les nouvelles associations et les rapprochements qui s’établissent entre différents auteurs, entre différentes idées ; des affinités mais aussi des oppositions dont nous n’aurions pas supposé l’existence » Son approche est donc celle d’une sorte d’épistémologie comparative de la sociologie.

 Le fragment ci-dessous définit clairement l’objectif de l’ouvrage :

p. 17 « Ce livre s’attache à analyser des idées élémentaires, en particulier celles qui caractérisèrent la sociologie européenne dans la période 1830-1900, période cruciale pour le développement de cette science car c’est alors que des hommes comme Tocqueville, Marx, Weber et Durkheim posèrent les bases théoriques de la sociologie contemporaine. »

On peut y ajouter ce  complément théorique :

p 17 « j’insiste sur ce point  (…) nous nous intéresserons aux idées élémentaires qui me semblent être les fondements sur lesquels s’est constitué la sociologie de cette époque, en dépit de divergences de vues évidentes entre les différents auteurs ; à ces idées qui sont restées pertinentes pendant tout l’âge classique de la sociologie et qui les restent encore aujourd’hui »

Ce n’est cependant pas une perspective historique :

« l’histoire ne révèle ses secrets qu’à ceux qui partent du présent » On veut dégager les « idées élémentaires »

Le choix des hypothèses de lecture : Mais quels sont les critères auxquels doivent répondre les « idées élémentaires » ? Elles doivent être :

-                                                         Générales : elles doivent apparaître et être pertinentes dans un maximum d’œuvres considérées sur la période de référence.

-                                                         Durables : elles doivent être présentes sur la totalité de la période considérée.

-                                                         Caractéristiques : elles doivent véritablement permettre de caractériser la sociologie face aux autres sciences.

-                                                         Consistantes : présentes à plusieurs moments de l’histoire.

Les cinq concepts fondamentaux de la tradition sociologique

L’ouvrage définit les concepts fondamentaux qui caractérisent la tradition sociologique et en suit la trace principalement chez Tocqueville, (1805-1859) Comte (1798-1857), Durkheim (1858-1917), Max Weber (1864-1923) et Georg Simmel (1858-1918), avec des incursions chez de Maistre, Marx, Le Play (1806-1882) , Tönnies (1855 – 1936). Il s’agit des cinq notions suivantes :

-  communauté#société (chapitre 3)

 Communauté : géographique (pays) , de religion (paroisse) , de travail (corporation), de famille ou de culture : caractérisée par « une cohésion profonde et entière, de nature durable et affective »» (Tönnies, Communauté et société, 1887) et qui s’oppose  à « société » (une pseudo-communauté aux liens impersonnels et « contractuels » regroupant de nombreux individus)

            ELe concept de communauté est un concept essentiel chez Nisbet, dans l’ensemble de son œuvre. « La communauté traditionnelle, celle de la pré industrialisation, se distingue par son autosuffisance, que le pouvoir centralisateur a atomisée et détruite. La recherche d’une communauté où l’autorité n’est pas le pouvoir est la tragédie moderne de l’homme ». Les allégeances de l’individu (notion central de son livre) vont au plus proche de son  entourage.

 

-  autorité#pouvoir, (chapitre 4) Autorité : ordre interne à une association, politique, religieuse ou culturelle qui s’oppose à pouvoir, assimilé à force politique, militaire ou bureaucratique nécessitant une légitimation externe.

-  statut#appartenance de classe (chapitre 5) Statut : position de l’individu dans la hiérarchie de prestige et d’influence qui caractérise une communauté, à distinguer de l’appartenance de classe, à la fois plus étroite (économique) et plus collective.

-  sacré#profane, (chapitre 6) Sacré : notion recouvrant les conduites irrationnelles, de type moral, religieux ou rituel « auxquelles on attribue une valeur supérieure à leur utilité », opposée (Durkheim) à profane, l’ensemble des activité séculières des hommes, liées au travail, aux échanges, à la vie sociale.

-  aliénation#progrès (Chapitre 7): aliénation : situation dans laquelle « l’homme devient comme étranger (alien) à lui-même et perd son identité lorsque l’on coupe les liens qui l’unissent à sa communauté et qu’on lui enlève tout sens moral » ; notion opposée ici à progrès, dès lors que l’aliénation apparaît comme l’effet pervers du développement (industrialisation, sécularisation, démocratisation, égalisation des conditions, rationalisation du travail …) des « forces de progrès » .

« Il est remarquable qu’aucune de ces cinq notions n’ait joué de rôle important dans la pensée des XVII et XVIIIe siècles (Lumières) – de Bacon à Condorcet – dont les préoccupations s’expriment plutôt en termes d’individu, de progrès, de contrat, de nature ou de raison (au XIXe siècle l’individualisme se prolonge – philosophiquement – dans l’utilitarisme). »

1.2/ la révolte contre l’individualisme. Il semblerait que l’histoire de l’humanité témoigne d’un flux et d’un reflux de ces notions élémentaires que nous venons de dégager. Durant la période qui va du XVIème siècle à la révolution française, l’individualisme va régner en maître : (p. 21) « les aspirations morales et politiques de cette poque étaient exprimées par une série de termes et d’idées bien différents, comme par exemple ceux d’individu, de progrès, de contrat, de nature ou de raison ; L’objectif essentiel de tous les penseurs de cette époque, (…) c’est de libérer l’individu des contraintes sociales héritées du passé et de libérer la croyance universelle en l’individu conçu comme être naturel, doué de raison, pourvu de caractéristiques innées et absolument permanentes. » On conçoit donc que dans un tel contexte, les notions élémentaires citées plus haut prennent plutôt une signification de valeurs de réaction.  Le XIXème siècle retrouvera le débat entre les divers concepts antagonistes.  « Prises dans leur ensemble, les idées de communauté, d’autorité, de statut, de saacré et d’aliénation témoignent d’une réorientation de la pensée européenne dont l’importance est aussi considérable à mes yeux que la réorientation de nature toute différente, voire opposée qui avait marqué, trois siècles plus tôt, la fin du moyen-âge et le début du siècle de la Raison. »

1.3/ Trois sensibilités politiques : libéralisme, radicalisme, conservatisme...

Ces notions ne peuvent être comprises que si on les replace dans le contexte des grands courants idéologiques aux prises au XIXe siècle, en particulier le libéralisme, le radicalisme (au sens premier et fort du terme : le jacobinisme ou le socialisme sont ici des formes de radicalisme) et le conservatisme :

-  le libéralisme : foi en l’individu (et en la supériorité de la libre entreprise), affirmation de ses droits politiques, civiques et, plus tard, sociaux. « L’autonomie de l’individu revêt la même importance pour le libéral que la tradition pour le conservateur et l’usage du pouvoir pour le radical. »

-  le radicalisme, fondé sur le sentiment que « le pouvoir politique peut être rédempteur si l’on s’en empare pour le purifier et en faire un usage illimité, même jusqu’à faire régner la terreur, afin de réhabiliter l’homme et les institutions. A cette conception du pouvoir s’ajoute une foi presque illimitée dans la possibilité de construire un nouvel ordre social fondé sur la raison. » Un millénarisme sans contenu religieux (et même laïque, anti-religieux).

-  le conservatisme : ce qui est au coeur du conservatisme, c’est la tradition. « C’est parce qu’il défend la tradition sociale que le conservatisme en vient à insister sur des valeurs comme celles de communauté, de parenté, de hiérarchie, d’autorité et de religion, et à pressentir que, une fois que les forces du libéralisme et du radicalisme auront arraché les individus aux contextes créés par ces valeurs, la société sombrera dans le chaos et l’absolutisme. »


Chapitre 2 : Les deux révolutions

La fin du XVIIIe et le XIXe siècle sont parcourues par deux révolutions : la révolution démocratique et la révolution industrielle.

Les thèmes issus de l’industrialisation

Pour Nisbet, les diverses traditions que nous avons précédemment relevées, conservateurs, libéraux, radicaux se rejoignent bien souvent dans l’analyse de la révolution industrielle, dans l’analyse du « modèle anglais » La tradition sociologique retiendra de la révolution industrielle cinq aspects :  « les conditions de vie et de travail des ouvriers, le changement de nature de la propriété, la naissance des cités industrielles, les découvertes technologiques, et enfin l’organisation du travail ».

Les conditions de travail se détériorent « pour les radicaux comme pour les conservateurs, la caractéristique la plus fondamentale et la plus choquante du nouvel ordre social était sans aucun doute la détérioration des conditions de vie et de travail des ouvriers, ainsi que le fait que le travail se soit brutalement trouvé arraché au cadre protecteur de la corporation, du village, et de la famille. » (p.41)

Cette affinité entre conservateurs et radicaux se retrouve aussi à propos du problème de la propriété privée : cette affinité « apparaît aussi dans l’aversion qu’ils éprouvent pour un certain type de propriété, la propriété industrielle à grande échelle, -et plus particulièrement pour ce type abstrait et impersonnel de propriété que représentent les actions achetées et vendues en bourse. » (p.44)

Sur l’urbanisme « là encore la réalité ne pouvait donc que donner naissance à une thématique opposant au cadre relativement simple et stable des cités closes àù s’organisait la vie urbaine médiéval, et dont certaines gravures gardaient le souvenir les agrégats tentaculaires, sans formes ni limites précises, dont les villes nouvellement apparues (…) offraient le spectacle. » (p.46)

Enfin, au titre de cette révolution industrielle, il faut citer deux thèmes fondamentaux qui feront l’objet « d’affrontements idéologiques au XIXe siècle, à savoir l’impact du progrès technologique et le développement de l’organisation du travail en usine. Pour les conservateurs comme pour les radicaux ces deux phénomènes étaient à l’origine de transformations qui affectaient les relations historiques entre l’homme et la femme et menaçaient (ou promettaient) de sonner le glas de la famille traditionnelle, de transformations qui aboliraient la séparation culturelle entre ville et campagne et qui, pour la première fois dans l’histoire, permettraient à l’individu de libérer son énergie productive des contraintes que lui imposaient jusqu’àlors la nature et la société traditionnelle ». (p ;47-8)

La démocratie comme révolution

A noter, dans une perspective sociologique, l’aversion de la Révolution (et de l’Empire) pour les « associations partielles », les collectivités intermédiaires : les corporations, mais aussi la famille (lois sur le divorce, sur la propriété, enseignement), l’Eglise, les associations en général...

« Il n’y a plus de corporation dans l’Etat, il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. » (Loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791) (55-56) Même aversion chez Rousseau... Et Robespierre insiste pour les que les droits de l’Etat sur les mineurs priment ceux du chef de famille...

Individualisation, abstraction, généralisation : « Aucun contact direct ne s’établissant entre eux, la conception que chacun se faisait de l’autre résultait de l’élimination des caractéristiques particulières à chaque individu pour n’en retenir que ce qu’il avait de commun avec tous les autres membres de sa classe » (Ostrogorski, Democracy and the Organisation of Political Parties, Londres, 1902) (65)

 


Deuxième partie : Les concepts élémentaires de la sociologie

Chapitre 3 : LA COMMUNAUTE

Communauté et société

Au XVIIIe siècle (et chez tous les penseurs héritiers des Lumières) on considère que les traditions communautaires font obstacle tant au développement économique qu’aux réformes administratives. La société moderne doit reposer sur l’individu naturel et non sur le paysan ou sur le membre d’une corporation ou d’une Église. Mais, au XIXe siècle, dans l’oeuvre des sociologues, l’idée de communauté redevient aussi fondamentale que la notion de contrat pendant l’âge de la Raison. Au XIXe siècle les nouvelles utopies sont communautaires ; mouvements religieux, mutuellisme ouvrier...

Hegel

Chez Hegel dans la Philosophie du droit - oeuvre qui inspirera les travaux ultérieurs des sociologues allemands - le rôle de l’idée de communauté est considérable. L’État y apparaît comme une communauté de communautés plutôt qu’un agrégat d’individus.

Auguste Comte

Dans le Système de politique positive, « traité de sociologie », la référence à la communauté, communauté perdue, communauté à retrouver, est permanente... « Si pour Marx le socialisme c’est le capitalisme moins la propriété privée, pour Comte la société positiviste n’est rien d’autre que la société médiévale moins le christianisme. » (82) Comte est un des premiers à discerner les origines sociales du langage, de la morale, du droit, de la religion et même de la personnalité (à travers les trois relations constitutives de la communauté de base qu’est la famille : relation filiale, relation fraternelle, relation conjugale).

C (résumé de la page 79-85)

Lecture :

§1 la communauté est un concept central pour les sociologues du XIXe, qu’ils utilisent de préférence à celui de société.

A/

§2 Ainsi Auguste Comte :

Créateur du terme de « sociologie » et fondateur d’une religion nouvelle : le positivisme.

Le positivisme n’est que le point de départ, le présupposé d’un système dont l’aboutissement est la sociologie, toute entière dominée par l’idée de communauté, qu’il emprunte non aux lumières mais à une théorie antérieure (tradition conservatrice, attrait pour les communauté traditionnelles médiévales)

§3 Comte comme beaucoup de penseurs de son temps est inquiet de l’effondrement des communautés traditionnelles.

§4 Il est urgent de rétablir les liens communautaires au sein de la société. Il considère que les principes de la démocratie sont trop abstraits et comme tels incapables de fonder un ordre social. Parallèlement il reconnaît cependant le mérite des lumières dans sa lutte contre l’obscurantisme.

§5 Pourtant à l’encontre de Marx, Comte veut bâtir son utopie sur le système médiéval à laquelle il ne fait que soustraire le christianisme.

B/

§6 l’utopie comtienne est bâtie par homothétie de l’ancien régime :

Ce qui change :

L’aristocrate est remplacé par l’homme d’affaires

La religion est remplacée par la science

La royauté est remplacée par la république

Ce qui demeure : attachement de Comte aux rituels ; idée de communauté morale unissant les hommes au sein de la structure sociale.

§7 Cependant sa vision de la société est plus sociologique qu’utopique. Car pour lui la notion de société est un élargissement de la notion de communauté. La société n’est pas un agrégat d’individus. Ils sont eux-mêmes produit de cette société.

§8 rejet de l’individualisme ; l’individu isolé n’existe pas ; il est le produit de l’existence communautaire.

 

C/

§9 La famille cellule de base de l’ordre sociétaire

§10 La famille comtienne : famille « unité de relations et de statut »

-          dépasser une approche sentimentale et affective de la famille

§ 11 La famille doit être envisagée sous un jour moral (socialisation de l’individu, §12))  et politique (cf. §13)

 

 

 

 

 

 

§12 Les trois relations

-          relation filiale   respect de l’autorité

-          relation fraternelle      solidarité sociale

-          relation conjugale       ciment social

toutes concourent à la formation de la personnalité de l’individu

 

§13 La famille : approche politique

-          structure interne de la famille

-          structure hiérarchique d’ordre.

 

 

Proposition de résumé :

Comme beaucoup de penseurs du XIXème siècle,  Comte, père fondateur de la sociologie et du positivisme réhabilite l’idée de communauté, qu’il relie, outrepassant la révolution des lumières, à la tradition médiévale. Il s’inquiète de l’effondrement des liens communautaire. Certes , la démocratie rationnelle a détruit l’obscurantisme/50, mais elle a aussi ruiné le ciment de solidarité qui unissait les individus ; ses principes abstraits sont incapables de créer un nouvel ordre social. Comte veut revenir à une vie sociale communautaire  purifiée de  sa religiosité.

L’utopie positiviste se modèle sur un communautarisme rénové ; l’homme d’affaires remplace l’/100aristocrate, la science, la religion, la République, la royauté ; on réactualise aussi le rituel et le lien communautaire. Cependant, ce n’est pas qu’une spéculation utopiste : la visée est sociologique, celle d’une conception de la société comme communauté élargie, où l’individu est essentiellement défini par ses liens sociaux, /150 il n’est plus une monade abstraite et isolée, mais le produit de la vie communautaire.

Ainsi, la famille doit être au fondement de la société. Elle est la cellule où se définissent les rôles sociaux dont l’individu reçoit son statut. Elle forme la personnalité de l’individu : il y /200 apprend autorité, fraternité  et solidarité ; elle est aussi l’archétype de l’ordre social. /214

 

Le Play

Les ouvriers européens, 1855 :

Il est un des premiers à concevoir l’idée d’une étude scientifique des sociétés, reprenant en cela une tradition déjà adoptée par Fourier, Saint-Simon, et Comte. « arithmétique politique » « Le Play, dans ses études sur les différents types de parenté et de communauté existant en Europe, s’était efforcé d’associer la méthode déductive à l’observation empirique et avait clzairement affirmé sa volonté de faire œuvre de science. (…) (p. 86)

Le Play est le premier à faire entrer l’étude de données quantitatives dans la compréhension des structures sociales : par exemple « le recours à sa fameuse technique budgétaire : quel moyen meilleur et plus exact y a-t-il, (…) d’avoir une connaissance détaillée de la nature et des activités d’une famille que d’examiner ses recettes et ses dépenses ? L’établissement du budget des recettes des familles étudiées permet en outre de procéder à une analyse comparative et quantitative » (p.87)

C’est également Le Plai qui introduit pour la première fois l’idée de corrélations au sein des phénomènes sociaux, inaugurant ainsi la possibilité d’une modélisation rationnelle de sociétés, que l’on retrouvera chez Marx puis surtout chez Durkheim et Weber. « la comparaison est en effet l’essence mêe de la méthode de Le Play. Lui même qualifie celle-ci d’ »observation des faits sociaux », le point important étant qu’il s’agit d’une observation comparée

Cette étude va lui permettre d’aboutir à la définition de modèles familiaux, qu’il répartit en deux groupes, les familles stables, et les familles en voie de décomposition, conséquence  des deux révolutions.

Distinction entre trois types de familles,

-          famille patriarcale, (« dominée par le père, l’autorité politique et sociale trouvant alors rarement son siège en dehors de la famille » p.88)  ce type de famille stable est inadapté à l’ordre social et économique moderne.

-          famille instable (individualisme, caractère contractuel, absence d’enracinement dans la propriété)

-          famille souche synthèse des deux précédentes, puisqu’elle conserve de la première l’idée d’une autorité d’une seule personne, mais aussi l’idée que chaque enfant d’une famille peut aussi fonder une nouvelle entité. « elle alie ce qu’il y a de meilleur dans le système patriarcal à l’individualisme qui caractérise la famille instable.» (p. 89)

Mais au delà de cette nomenclature, ce qui intéresse Le Play « c’est le rôle que joue la famille dans l’ordre social. Son étude vise donc à définir les liens qui l’unissent aux autres instances communautaires, qu’l  s’agisse par exemple de l’Eglise, de l’employeur, du gouvernement ou de l’école. »

La famille est donc pour lui un modèle communautaire dont devrait s’inspirer toutes les oautres formes d’organisation sociales et économiques.

 

Ferdinand Tönnies : communauté et société Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887. La société (Gesellschaft) est caractérisée par des relations contractuelles, utilitaires ; la communauté (Gemeinschaft) par des relations et une identification affectives.

 

Max Weber : communauté de tradition, association d’intérêt

Max Weber reprend et raffine l’analyse de Tönnies. Il distingue quatre types d’activités sociales suivant qu’elles :

-  sont gouvernées par l’intérêt
-  s’orientent vers des fins interpersonnelles ou morales
-  répondent à des états affectifs ou à des émotions
-  relèvent de la tradition et de la convention

Les deux types d’associations (communauté ou société) existent à toutes les périodes de l’histoire de l’humanité... ce sont des « types idéaux » (des concepts, en somme). La communauté repose sur le sentiment subjectif qu’ont les parties de s’appartenir mutuellement, d’être pleinement impliquées dans l’existence de l’autre.

Weber donne pour exemples, outre des types aussi évidents que la famille, la paroisse et le voisinage : l’unité militaire, le syndicat ouvrier, la fraternité religieuse, la relation amoureuse, l’école et l’université. Une « société », quand elle dure, tend à s’imprégner d’un esprit communautaire (et inversement : une communauté peut fonctionner, en certaines circonstances comme une société, dans un but utilitaire)...

Weber distingue enfin des relations sociales ouvertes et fermées (vers l’extérieur) - distinction qui ne recouvre pas la précédente : il existe des « sociétés » (société commerciale, clubs privés...) fermées - même si elles sont, le plus souvent, ouvertes...

La cité antique est une association de communautés (groupes ethniques ou familiaux) ; la cité médiévale, déjà, une association d’individus (chrétiens...), « une association confessionnelle d’individus croyants et non une association rituelle de groupes de parenté. » (Weber)

Proposition de résumé :

Weber précise la distinction posée par Tönnies entre société et communauté.. Il distingue les groupements sociaux d’intérêts, de ceux qui poursuivent des fins collectives, de ceux  qui sont motivés par des réactions affectives, de ceux, enfin, qui relèvent de la culture. La société, reposant sur le contrat,  correspondrait au premier et au dernier cas, la communauté suppose au contraire un sentiment subjectif d’appartenances mutuelles.

Relèvent de la communauté les groupements traditionnels de la famille, la paroisse, mais aussi, à l’époque moderne, la fraternité des armes ou de la foi, le syndicalisme, la relation amoureuse, et l’esprit de corps tel qu’il se développe dans les écoles. Dans la sociétés, les membres sont unis contractuellement parce qu’ils ont des intérêts communs. Mais une telle union ne peut durer sans que s’y substitue un esprit communautaire.

Mis on peut dire que dans l’histoire le passage de la communauté des communauté (cité antique) à la société de communauté, (cité médiévale) puis à la société des individus s’est aussi faite autour du caractère endogène ou exogène de ces groupements. Quand les membres d’une communauté ne sont plus regarder en fonction de leur appartenance à leur groupe d’origine, mais de leurs statut personnel (habeas corpus) il devient difficile à la société moderne de se fermer sur elle-même.

Fustel de Coulanges

La Cité antique, 1864. Rome et Athènes, d’abord communautés stables et fermées, puis individualistes et ouvertes...

 

Durkheim : solidarité mécanique, solidarité organique

Dans De la division du travail social, Durkheim distingue la solidarité mécanique (communautés réduites) de la solidarité organique, dans le cadre de la division du travail (NB : chez Tönnies, c’est plutôt la communauté qui est « organique » et la société « mécanique » ...).

Dans la suite de son oeuvre (Les règles de la méthode sociologique, Le suicide, Les formes élémentaires de la vie religieuse), il montre le caractère quasi pathologique de la société « anomique » (suicide, luttes économiques, insatisfaction résultant d’une existence « anomique » (...).

 

CNote sur Durkheim et sa thèse sur le suicide :

Le principe fondamental de la sociologie durkheimienne est l’affirmation que l’objet de la science sociale est ailleurs que dans l’étude de l’homme in­dividuel, de ses actes, de son comportement, etc...; qu’il existe en quelque sorte des phénomènes extérieurs aux individus que le savant doit mettre à jour avant d’établir entre eux des rapports nécessaires, c’est à dire des lois. Ce sont ces phénomènes que Durkheim appelle les faits sociaux. Voici un exemple de fait social selon Durkheim : «chaque groupe social a réellement [pour le suicide] un penchant collectif qui lui est propre et dont les penchants individuels dérivent, loin qu’il procède de ces derniers ». Ce penchant collectif peut être étudié, selon Durkheim, comme un phénomè­ne, bien qu’il ne se manifeste jamais à nous de façon directe. Seule la sta­tistique (qui joue un peu dans la sociologie de Durkheim le rôle de la lu­nette en astronomie) permet de l’appréhender. Cette conception scientifi­que exclut le recours à l’intuition, au psychologisme, à la «compréhension» qui, selon Durkheim, visent à côté de l’objet sociologique.

 

Quant au mode d’existence des faits sociaux, Durkheim refuse comme on le verra de s’en préoccuper, la question lui paraissant trop métaphysique. Il dit expressément: « il faut traiter les faits sociaux comme des choses»; il est en cela kantien et positiviste: il étudie des phénomènes et non pas les noumènes, des objets construits et non pas le réel chaotique et inintelli­gible. Sa démarche est donc à relier à celle qui président dans les sciences de la nature : observation, mesure, corrélations etc…

Dans «le Suicide» (1897), Durkheim met en œuvre  les principes énoncés dans «Les règles de la méthode sociologique». Il définit le suicide comme «tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat». Cet acte qui semble totalement individuel puisque n’affectant que l’individu, parait dépendre uniquement de facteurs psychologiques individuels, donc échapper à la sociologie. Mais Durkheim montre qu’il peut être envisagé d’une façon tout à fait différente : on peut considérer non plus l’acte individuel dans sa singularité, mais l’ensemble des suicides commis dans une société donnée, pendant un laps de temps donné. On remarque alors deux choses : le taux de suicide possède un de­gré de constance égal sinon supérieur à celui de la mortalité, mais en revan­che on peut noter des différences significatives suivant le pays considéré, chacun ayant un coefficient d’accélération qui lui est propre. Cette per­manence et cette variabilité démontrent que le suicide est une tendance collective : «chaque société est prédisposée à fournir un contingent déter­miné de morts volontaires». C’est donc un fait social extérieur à l’individu et coercitif qui, malgré son caractère d’exception, a son invaria­bilité. Il peut être étudié par la sociologie.

 

Durkheim commence par démontrer qu’on ne peut en rendre compte par des facteurs extra-sociaux, tels les états psychopathiques : «les pays où il y a le moins de fous sont ceux où il y a le plus de suicides» ; l’al­coolisme : «le groupe où l’on se suicide le plus [en Allemagne) est un de ceux où l’on consomme le moins d’alcool» ; la race, l’hérédité n’in­fluent pas non plus : «comment attribuer à l’hérédité une tendance qui n’apparaît que chez l’adulte et qui, à partir de ce moment prend toujours plus de force à mesure que l’homme avance dans l’existence». Les facteurs cosmiques n’ont en eux-mêmes aucun rôle, car, s’il est vrai que «les suicides sont plus nombreux en été qu’en automne et en automne qu’en hiver», en revanche «on se suicide plus dans le nord qu’au sud». En ce qui concerne l’imitation «s’il est certain que le suicide est contagieux d’individu à individu, jamais on ne voit l’imitation le propa­ger de manière à affecter le taux social des suicides».

 

Il étudie ensuite les différents types de suicide et leurs causes sociales. li distingue le suicide égoïste, le suicide altruiste et le suicide anomique.

 

Le type égoïste, né de «cet état où le moi individuel s’affirme avec excès en face du moi social et aux dépens de ce dernier», varie en rai­son inverse du degré d’intégration de l’individu dans la société religieuse, familiale ou politique. Prenons comme exemple l’influence de la famille. Les statistiques font apparaître que les célibataires se suicident plus que les gens mariés, les veufs ayant des enfants plus que les gens mariés, mais en général moins que les célibataires.

Tableau 1 :

Le facteur essentiel de préservation n’est pas comme on pourrait le croire le mariage lui-même, mais la famille. En effet comme le montrent les ta­bleaux ci-dessus et la carte ci-dessous, «à mesure que les suicides diminuent, la densité fami­liale s’accroît régulièrement».

Carte 1 : corrélation entre suicides et densité familiale

«La région où les familles ont la moindre densité a sensiblement les mê­mes limites que la zone suicidogène. Elle occupe, elle aussi, le Nord et l’Est et s’étend jusqu’à la Bretagne d’un côté, jusqu’à la Loire de l’autre. Au contraire, dans l’Ouest et dans le Sud, où les suicides sont peu nombreux, la famille a généralement un effectif élevé. Ce rapport se retrouve même dans certains détails. Dans la région septentrionale, on remarque deux dé­partements qui se singularisent par leur médiocre aptitude au suicide, c’est le Nord et le Pas-de-Calais, et le fait est d’autant plus surprenant que le Nord est très industriel et que la grande industrie favorise le suicide. Or, la même particularité se retrouve sur l’autre carte. Dans ces deux départe­ments, la densité familiale est élevée, tandis qu’elle est très basse dans tous les départements voisins. Au sud, nous retrouvons sur les deux cartes la même tache sombre formée par les Bouches-du-Rhône, le Var et les Alpes Maritimes, et, à l’ouest, la même tache claire formée par la Bretagne. Les irrégularités sont l’exception et elles ne sont jamais bien sensibles; étant donné la multitude facteurs qui peuvent affecter un phénomène de cette complexité, une coïncidence aussi générale est significative.

La même relation inverse se retrouve dans la manière dont ces deux phénomènes ont évolué dans le temps. Depuis 1826, le suicide ne cesse de s’accroître et la natalité de diminuer. De 1821 à 1830, elle était encore de 308 naissances par 10.000 habitants; elle n’était plus que de 240 pendant la période 1881-88 et, dans l’intervalle, la décroissance a été ininterrom­pue. En même temps, on constate une tendance de la famille à se fragmenter et à se morceler de plus en plus. De 1856 à 1886, le nombre des ména­ges s’est accru de 2 millions en chiffres ronds; il est passé, par une progres­sion régulière et continue, de 8.796.276 à 10.662.423. Et pourtant, pen­dant le même intervalle de temps, la population n’a augmenté que de deux millions d’individus. C’est donc que chaque famille compte un plus petit nombre de membres.

Ainsi, les faits sont loin de confirmer la conception courante, d’après laquelle le suicide serait dû surtout aux charges de la vie, puisqu’il diminue au contraire à mesure que ces charges augmentent. Voilà une conséquence du malthusianisme que ne prévoyait pas son inventeur. Quand il recom­mandait de restreindre l’étendue des familles, c’était dans la pensée que cette restriction était, au moins dans certains cas, nécessaire au bien-être général. Or, en réalité, c’est si bien une source de mal-être, qu’elle dimi­nue chez l’homme le désir de vivre. Loin que les familles denses soient une sorte de luxe dont on peut se passer et que le riche seul doive s’offrir, c’est, au contraire, le pain quotidien sans lequel on ne peut subsister. Si pauvre qu’on soit, et même au seul point de vue de l’intérêt personnel, c’est le pire des placements que celui qui consiste à transformer en capi­taux une partie de sa descendance.

Ce résultat concorde avec celui auquel nous étions précédemment ar­rivé. D’où vient, en effet, que la densité de la famille ait sur le suicide cette influence ? On ne saurait, pour répondre à la question, faire intervenir le seul facteur organique; car si la stérilité absolue est surtout un produit de causes physiologiques, il n’en est pas de même de la fécondité insuffisante qui est le plus souvent volontaire et qui tient à un certain état de l’opinion. De plus, la densité familiale, telle que nous l’avons évaluée, ne dépend pas exclusivement de la natalité; nous avons vu que, là où les enfants sont peu nombreux, d’autres éléments peuvent en tenir lieu et, inversement, que leur nombre peut rester sans effet s’ils ne participent pas effectivement et avec suite à la vie du groupe. Aussi n’est-ce pas davantage aux sentiments sui generis des parents pour leurs descendants immédiats qu’il faut attri­buer cette vertu préservatrice. Du reste, ces sentiments eux-mêmes, pour être efficaces, supposent un certain état de la société domestique. Ils ne peuvent être puissants si la famille est désintégrée. C’est donc parce que la manière dont elle fonctionne varie suivant qu’elle est plus ou moins dense, que le nombre des éléments dont elle est composée affecte le penchant au suicide.

C’est que, en effet, la densité d’un groupe ne peut pas s’abaisser sans que sa vitalité diminue. Si les sentiments collectifs ont une énergie particulière, c’est que la force avec laquelle chaque conscience individuelle les éprouve retentit dans toutes les autres et réciproquement. L’intensité à laquelle ils atteignent dépend donc du nombre des consciences qui les res­sentent en commun. Voilà pourquoi plus une foule est grande, plus les passions qui s’y déchaînent sont susceptibles d’être violentes. Par consé­quent, au sein d’une famille peu nombreuse, les sentiments, les souvenirs communs ne peuvent pas être très intenses; car il n’y a pas assez de cons­ciences pour se les représenter et les renforcer en les partageant. Il ne saurait s’y former de ces fortes traditions qui servent de liens entre les membres d’un même groupe, qui leur survivent même et rattachent les unes aux autres les générations successives. D’ailleurs, de petites familles sont nécessairement éphémères; et, sans durée, il n’y a pas de société qui puisse être consistante. Non seulement les états collectifs y sont faibles, mais ils ne peuvent être nombreux; car leur nombre dépend de l’activité avec laquelle les vues et les impressions s’échangent, circulent d’un sujet à l’autre, et, d’autre part, cet échange lui-même est d’autant plus rapide qu’il n’y a plus de gens pour y participer. Dans une société suffisamment dense, cette circulation est ininterrompue; car il y a toujours des unités sociales en contact, tandis que, si elles sont rares, leurs relations ne peu­vent être qu’intermittentes et il y a des moments où la vie commune est suspendue. De même, quand la famille est peu étendue, il y a toujours peu de parents ensemble; la vie domestique est donc languissante et il y a des moments où le foyer est désert.

Mais dire d’un groupe qu’il a une moindre vie commune qu’un autre, c’est dire aussi qu’il est moins fortement intégré; car l’état d’intégration d’un agrégat social ne fait que refléter l’intensité de la vie collective qui y circule. Il est d’autant plus un et d’autant plus résistant que le com­merce entre ses membres est plus actif et plus continu. La conclusion à laquelle nous étions arrivé peut donc être complétée ainsi de même que la famille est un puissant préservatif du suicide, elle en préserve d’autant mieux qu’elle est plus fortement constituée.»

E. Durkheim, Le suicide, P.U.F., 1967, pp. 210-214.

 

Cf Nisbet p 123, les trois sortes de suicides selon Durkheim :

« Le suicide égoïste Il se produit lorsque la cohésion des groupe~ auxquels appartiennent les hommes décime au point de ne plut apporter au moi le soutien qu’elle lui donne habituellement. L’unE des propositions les plus célèbres de Durkheim est que le suicidE varie inversement au degré d’intégratjon des groupes sociaux dont l’individu fait partie. Quand la société est fortement intégrée, elle impose aux individus des contraintes, les considère à son service et leur interdit donc de disposer d’eux-mêmes à leur gré. Au sein des populations modernes où les liens associatifs sont relativement faibles, qu’il s’agisse des protestants, des citadins, des travailleurs de l’industrie ou des membres des professions libérales, les taux de suicide sont plus élevés que dans des groupes de caractère opposé.

Le suicide anomique A la différence du suicide égoïste, le suicide anomique est causé par la brusque dislocation des systèmes normatifs, par l’effondrement des valeurs sur lesquelles une vie tout entière à pu être fondée, ou par le conflit entre les buts recher­chés et la capacité de les atteindre. Ce n’est pas la pauvreté qui pousse au suicide. Durkheim mentionne la remarquable immunité des pays pauvres au suicide: «Si la pauvreté protège contre le suicide, c’est que, par elle-même, elle est un frein (...). La richesse, au contraire, par les pouvoirs qu’elle confère, nous donne l’ilusjon que nous ne relevons que de nous-mêmes. En diminuant la résistance que nous opposent les choses, elle nous induit à croire qu’elles peuvent être indéfiniment vaincues. Or, moins on se sent limité, plus cette limi­tation paraît insupportable »  En bref l’anomie est un effondre­ment de la communauté morale tout comme l’égoïsme est un effon­drement de la communauté sociale.

Le suicide altruiste La troisième forme de suicide ne résulte pas moins essentiellement du contexte social que les deux précé­dentes, mais elle se manifeste lorsque l’individu est si engagé dans la relation sociale qu’il en vient à se donner la mort parce qu’il croit que cette relation sociale se trouve déshonnorée du fait d’un acte qu’il a commis. L’essence d’un tel suicide, remarque Durkheim, n’est pas la fuite mais l’auto-punition. Bien que ce type de suicide ait plus de chances de se produire dans les sociétés primitives où le consensus tribal peut être tout puissant, même s’il est rare, il se produit parfois également dans les secteurs de la société moderne où la tradition règne en maître, comme par exemple les corps d’offi­ciers d’organisations militaires établies .

Pour Durkheim « (..) chaque société humaine a pour le suicide une aptitude plus ou moins prononcée : l’expression est fondée sur la nature des choses. Chaque groupe social a réellement pour cet acte un penchant collectif qui lui est propre et dont les penchants indi­viduels dérivent, bien qu’il procède de ces derniers. Ce qui le consti­tue, ce sont ces courants d’égoïsme, d’altruisme ou d’anomie qui tra­vaillent la société considérée, avec les tendances à la mélancolie langoureuse ou au renoncement actif ou à la lassitude exaspérée qui en sont les conséquences. Ce sont ces tendances de la collectivité qui, en pénétrant les individus, les déterminent à se tuer. Quant aux événements privés qui passent généralement pour être les causes pro­chaines du suicide, ils n’ont d’autre action que celle que leur prêtent les dispositions morales de la victime, écho de l’état moral de la société ».

Le suicide anomique se produit lorsque l’activité sociale est brusquement déréglée. C’est ainsi que les crises économiques s’accompagnent toujours d’une aug­mentation du nombre des suicides. Paradoxalement, les crises de prospéri­té ont le même effet. Ce n’est donc pas la paupérisation elle-même qui en est la cause, mais la perturbation de l’activité sociale. Durkheim en donne comme preuve l’absence de corrélation existant entre richesse et suicide. Au contraire, le suicide altruiste se manifeste chaque fois que l’individu est trop fortement intégré à la société (sociétés primitives, armée).

En conclusion, Durkheim montre que toutes les analyses précédentes per­mettent de dégager avec certitude ce qu’il appelle «l’élément social du sui­cide». Toutes les situations individuelles peuvent sembler être la cause des suicides mais elles ne peuvent rendre compte du taux des suicides. Le sui­cide considéré sous cet aspect est un fait social et ses causes sont entière­ment d’ordre social.

Par ailleurs, Durkheim critique la thèse du contrat considéré comme modèle de toute relation sociale (Hobbes, Rousseau, les Lumières, les Utilitaristes) : aucun type de contrat ne saurait durer s’il ne reposait sur des conventions, des traditions, des codes dont l’ascendant est plus fort que les obligations du contrat.

 

Georg Simmel : communautés concentriques

Problèmes de la philosophie de l’histoire, 1892 ; Sociologie de la religion ; Philosophie de l’argent, 1900 ; Sociologie, 1908...

Simmel s’intéresse à la microsociologie : groupes restreints (dyade, triade), liens sociaux (amitié, obéissance, loyauté...). Il oppose les groupes concentriques (comme au moyen âge : famille, paroisse, province, royaume, chrétienté) aux groupes intersécants (qui se croisent à l’intérieur d’une même personne : les appartenances politiques ou syndicales intersectent les appartenances familiales ou géographiques) ; ces derniers favorisant la prise de conscience de l’individualité... L’argent symbolise la transformation de valeurs qualitatives en valeurs quantitatives et l’affranchissement des individus par rapport aux institutions communautaires... Etude de la « société secrète », qui confère l’autonomie, et la distinction (contre l’impersonnalité et l’hétérogénéité) ; elle permet l’inclusion en même temps que l’exclusion...


Chapitre 4 : Autorité et pouvoir

1/ le spectre du pouvoir (139)

L’autorité est, en même temps que la communauté et la tradition, caractéristique de la société d’ancien régime. Cf. Bonald, (Théorie du pouvoir politique et religieux) : distinction (médiévale) entre sphères d’autorité (famille, corporation, Église, stat). Le bouleversement de la société traditionnelle par les « deux révolutions » entraîne la constitution d’un pouvoir politique fort, centralisé, rationalisé, et d’assise populaire.

F Ainsi Tocqueville redoute-t-il que la disparition des anciens pouvoirs ne soit le prélude à la constitution de pouvoir plus fort, des pouvoir de masse « dont l’emprise serait plus profonde et plus étendue que jamais » (Nisbet p 140)

Dans cet ordre ancien, l’image du pouvoir monarchique n’est guère différente de l’image du patriarche dans la communauté. « le pouvoir monarchique a tellement tendance à être noyé dans l’éthique patriarcale qu’il ne semble guère différent de celui dont jouit le père sur ses fils, le prêtre sur ses fidèles, le maître sur ses apprentis. » (140)

« On se demande alors d’où pourra émaner une autorité suffisamment forte pour remplacer l’autorité disparue et mettre un frein à l’anarchie qui tend naturellement à s’infiltrer dans les sociétés civilisées par les brèches ouvertes dans le droit et la morale. Quelle sera la nature de cette autorité ? » 140)

4 aspects de l’ordre révolutionnaire puis napoléonien, selon la tradition sociologique (141)

1.1 – le totalitarisme du pouvoir révolutionnaire (141)

            Robespierre « : « despotisme de la liberté contre la tyrannie » > « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » > totalitarisme soviétique : la dictature du parti.

1.2 – le pouvoir révolutionnaire repose sur les masses (142)

            «  le peuple souverain » l’homme de la révolution défini comme citoyen, en tant qu’il appartient au peuple. (substitution du « citoyen » au « monsieur » )

1.3 – la centralisation du pouvoir révolutionnaire (142)

Dans la continuité de la formation de l’unité de la nation sous l’ancien régime, on passe chez les révolutionnaires à l’idée d’une société pyramidale, dont la base et le peuple, mais qui concentre finalement dans les mains de quelques décideurs, voire d’un seul l’ensemble des pouvoir. (on passe de l’assemblée des représentant à l’idée d’un directoire, puis de 3 consuls, puis à l’Empire Napoléonien.)

1.4 – la rationalisation du pouvoir (143)Volonté d’une rationalisation généralisée de la société : le système métrique, les départements, centralisation de l’enseignement, le modèle militaire etc…

  F« Le personnage-clé de la Révolution n’est ainsi ni l’homo economicus, ni l’homo religiosus, ni l’home ethicus, mais l’homo politicus. D’où l’exaltation du citoyen. » (Nisbet) « ... l’école révolutionnaire a seule compris que le développement continu de l’anarchie intellectuelle et morale exigeait, de toute nécessité, pour prévenir une imminente dislocation générale, une concentration croissante de l’action politique proprement dite. » (Comte, Cours de philosophie politique).

2/ Autorité et  pouvoir (144)

Sens de cette distinction : l’autorité semble un concept du passé, faire référence à l’ancien régime, ou mieux encore, à la société médiévale. Le concept de pouvoir lui, fait référence au pouvoir politique tel qu’il s’installe après la révolution moderne au sein d’un état de droit. D’un côté on est dans un « distributisme politique » (distribution et décentralisation des centre d’autorité) ; de l’autre le « centralisme rationnel » (pouvoir démocratique centralisateur, rationnel)

La distinction autorité / pouvoir est également reprise par un courant du libéralisme social, en particulier Lamennais, qui soutient la liberté d’association contre l’emprise de l’Etat. Cf. aussi Tocqueville (la décentralisation administrative et les associations en Amérique).

Noter aussi chez Bodin (1576) : distinction entre l’autorité conditionnelle et limitée de la société (monastère, commune, corporation), et l’autorité souveraine de l’Etat ; distinction reprise par Hobbes (qui compare les associations à des « vers dans les entrailles de l’homme naturel » ), les philosophies du droit naturel, Rousseau...

Dans l’autorité sociale, approche phénoménologique et morale (cf Burke « Nul n’a jamais été lié par un sentiment de fierté, de prédilection ou de véritable affection à une description de surfaces géométriques. (…) c’est au sein de la famille que naissent les affections politiques (…) Puis elle s’étendent au voisinage et à ceux que nous avons coutume de rencontrer dans notre province ».

Dans le pouvoir politique, l’approche est rationnelle –cf la définition du contrat social de Rousseau : « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et où chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Développer les termes du problème et la solution rationnelle, -unanimité, exhaustivité, réciprocité des droits et des devoirs)- avec ses conséquences aporistiques) –contradiction entre volonté individuelle –« on les contraindra de toute la force publique, ce qui ne veut pas dire autre chose qu’on les obligera à être libres (Rousseau)» ou encore la contradiction entre les principes d’égalité et de liberté, dans la vie sociale, tempérée il est vrai par le terme de fraternité.

Ffaire remarquer à propos de cette dernière distinction la rupture au sein de la devise de la République : comment faire fonctionner réellement ce qui est une affirmation théorique ; cette contradiction est au sein de la constitution fondamentale des nations démocratiques.

« 149 « l’aversion des philosophes français des lumières pour l’autorité traditionnelle va de pair avec leur aversion pour la communauté traditionnelle : il s’agit là des deux facettes d’une même philosophie » (149)

F conclusion :  dernier paragraphe de cette partie p 150 (et commenter)

Le résultat de deux siècles de réflexion sur le concept de sou­veraineté avait donc été de faire apparaître pouvoir politique d’une part, tradition morale et autorité sociale de l’autre, comme deux choses indépendantes l’une de l’autre, voire antithétiques. De Hobbes à Rousseau les philosophes avaient affirmé que l’origine de la véri­table souveraineté ne réside ni dans la tradition ni dans les autorités sociales historiques, mais dans la nature humaine et le consentement contractuel, que celui-ci soit réel ou implicite. La majesté et la rationalité de la souveraineté provenaient précisément à leurs yeux de son autonomie par rapport aux autres types d’autorité.

C’est dans ce contexte qu’apparaît le mieux le sens des théories sociologiques qui voient le jour au XIXe siècle. La redécouverte de la communauté va en effet de pair avec une redécouverte de la coutume, de la tradition et de l’autorité patriarcale ou corporative, où les sociolo­gues de cette époque voient les fondements permanents du pouvoir social et politique. Dans cette perspective l’Etat devient une autorité parmi d’autres qui la conditionnent, la circonscrivent et la limitent,’et c’est ce qui explique que les sociologues récusent l’approche abstraite ou formelle de la nature de la souveraineté. Le pluralisme politique apparaît ainsi participer d’un système philosophique au même titre que le syndicalisme, le socialisme ~mutualiste et toutes les autres idées décentralisatrices. Du point de vue historique il existe donc un rap­port étroit entre ces thèmes et la naissance de la sociologie.

 

 

3/ La    découverte des élites. (150)

La contestation des autorités traditionnelles

(165 F lire et commenter) Du rejet des traditions intellectuelles (Descartes) à celui des traditions politiques... Le rejet de toutes les traditions qui, chez Descartes, était d’ordre épistémologique et permettait d’établir les bases de la vérité pure à partir de la seule raison, fournit une « méthode » tout à fait adaptée à une théorie du gouvernement qui cherche, au nom de la liberté et de l’égalité, à récuser les autorités et les dogmes traditionnels. Une telle méthode renforce du reste la puissance de l’opinion publique puisqu’elle fait du bon sens de chaque individu (qui, comme Descartes lui-même l’avait noté, est la chose du monde la mieux partagée...), un guide lui permettant de venir à bout de toutes les difficultés et de tous les mystères.

5/ Marx et l’utilisation du pouvoir (168) opposition de Marx et de Tocqueville.

-                                                         quelle est l’origine du pouvoir (reprendre l’analyse du matérialisme historique)

-                                                         De le disparition du pouvoir.

-                                                         Opposition Marx Tocqueville p. 170 F lire le passage surligné)

-                                                          

6/Weber et la rationalisation de l’autorité

Max Weber distingue trois sources d’autorité (180) :
-   la domination traditionnelle,
-  la domination rationnelle ou légale (règles, bureaucratie...), caractéristique des démocraties modernes,
-  la domination charismatique (le « grand homme », le « prophète » ), révolutionnaire et instable.

Pour Weber, le processus de rationalisation-bureaucratisation de l’autorité est amorcé en fait dès le haut  moyen-âge. Contrairement à Marx, il pense que la propriété des moyens de production et la division entre travailleurs et propriétaires n’a qu’une influence secondaire : il n’y aura donc pas - du point de vue de l’exercice du pouvoir - de différence essentielle entre les sociétés capitalistes et socialistes.


Durkheim : le triangle des forces

« Pour Bentham, la morale, comme la législation, consistait dans une sorte de pathologie. La plupart des économistes orthodoxes n’ont pas tenu un autre langage. Et c’est sans doute sous l’influence du même sentiment que, depuis Saint-Simon, les plus grands théoriciens du socialisme ont admis comme possible et désirable une société d’où toute réglementation serait exclue. L’idée d’une autorité, supérieure à la vie et qui lui fasse la loi, leur paraît être une survivance du passé, un préjugé qui ne saurait se maintenir. » (L’Éducation morale) « ... on peut dire que, contrairement aux apparences, ces mots de liberté et d’irréglementation jurent d’être accouplés, car la liberté est le fruit de la réglementation. C’est sous l’action, c’est par la pratique des règles morales que nous acquérons le pouvoir de nous maîtriser et de nous régler, qui est tout le réel de la liberté. » (Leçons de sociologie, Physique des moeurs et du droit)

« C’est seulement lorsque l’individu est fermement soumis à toute une série d’autorités, tant sociales que morales, que la liberté politique devient possible. » (cf. aussi Montesquieu, la vertu comme principe de la démocratie) L’Etat absorbe les fonctions remplies autrefois par d’autres instances « dont il ne se saisit qu’en les violentant » (Durkheim) d’où la croissance de sa bureaucratie...

L’Etat et les groupes intermédiaires : « Point de groupes secondaires, point d’autorité politique, du moins point d’autorité qui puisse, sans impropriété, être appelée de ce nom. » (Durkheim, Leçons de sociologie).

Le triangle de forces : l’individu, l’État, les groupes (intermédiaires). L’Etat protège l’individu contre l’oppression des groupes (à travers les droits) les groupes le protègent contre l’oppression de l’Etat. Affinité entre l’Etat et l’individu (dès l’Antiquité)

Simmel : les trois formes de l’autorité

Autorité et liberté : la persécution de la société secrète accentue le sentiment de liberté interne de ses membres, en dépit de l’autorité de fer à laquelle ils sont soumis. Simmel traite de l’autorité dans « Domination et subordination », en distinguant trois formes : « centralisation individuelle », « subordination à une pluralité », « subordination à une principe » L’autorité exercée sur les personnes « présuppose... la liberté des personnes... » (Simmel) La réciprocité comme essence de l’autorité personnelle : lorsque le groupe s’étend, elle diminue, au profit de la domination pure et simple (le groupe « dispose » de ses membres) : « c’est l’absence de réciprocité qui explique que la tyrannie du groupe sur ses membres soit pire que celle du prince sur ses sujet. »

La centralisation de l’autorité dans un individu : « Ainsi c’est à la centralisation que le judaïsme comme le christianisme doivent d’avoir réussi à arracher les individus à leur loyautés tribales ou familiales pour les soumettre à l’autorité divine. » (Nisbet).

La subordination à une pluralité : la « république », pouvoir majoritaire, objectif, impersonnel.

La subordination à un principe : subordination à des « objets » (la terre, la machine...), « une forme de subordination sévère, humiliante et inconditionnelle car, dans la mesure où l’homme est subordonné en vertu de son appartenance à un objet, il tombe lui même psychologiquement dans la catégorie des simples objets. » (Simmel, ibid)


Chapitre 5 : Statut et classe

L’individualisation de la stratification sociale donne au statut l’ascendant sur la classe - « le statut étant à la fois plus mobile, plus individuel et plus diversifié que la classe. »

« Le terme de statut désigne la position de l’individu dans la hiérarchie de prestige et d’influence qui caractérise toute communauté ou association ». (p. 19)

« Ce que la sociologie oppose au concept de statut ce n’est pas la notion populaire d’égalité, mais le concept de classe, qui est à la fois plus récent et plus complexe, et qui recouvre une réalité à la fois plus étroite et plus collective. » (p. 19)

Le concept de classe sociale fait une apparition tardive : il désigne une représentation de la société comme stratifiée, en « couches » indépendantes les unes des autres et définies par une communauté de besoins, d’intérêt, et de valeurs.

La notion de hiérarchie sociale est présente dans l’histoire de la pensée de l’antiquité au XIXème siècle : elle indique une volonté de définir des niveaux, souvent des degrés de dignité, dans la société.

Le concept de classe n’apparaîtra pas avant la fin du XVIIIème siècle.  Il apparaît tout d’abord pour désigner la « classe des propriétaires fonciers » en Grande Bretagne. La notion de classe, telle qu’on peut l’observer dans la société libérale du XIX sera dérivée de cette idée. « fonction conceptuelle de cette classe, qui en vient à fournir le modèle de ce qui constitue la substance de toute classe » (p. 223)

« Ce qui la définissait, c’était en premier lieu son unité économique qui reposait largement sur la propriété foncière. » (marque d’une certaine réussite sociale)  Cette classe se définit également par son unité politique, les membres de cette classe concentrant entre leurs mains un pouvoir politique et administratif, même sur le plan local. Cette classe n’était pas fermée sur elle même en droit, mais dans les faits, l’accès à cette classe était relativement difficile. . Elle se distinguait enfin par une identité culturelle, possédant ses propres écoles, et son mode d’être (genleman) ; elle imposait un style de référence.

Par la suite, le concept de classe va servir d’outil à une analyse de la stratification sociale. (P. 227) : [les sociologues] « cherchaient même à découvrir, dans les nouvelles strates socio-économiques apparues avec le capitalisme, une convergence d’éléments politiques, économiques et culturels identiques à celle qui était si nette dans l’aristocratie et la paysannerie pré-capitalistes. » 

La controverse entre Marx et Tocqueville :

« la controverse n’est pas, en ce domaine, du moins pour les sociologues, entre classes sociales et égalitarisme. Plus subtile, et aussi plus fondamentale du point de vue théorique, elle oppose les notions de classe sociale et de statut social, c’est à dire une conception selon laquelle le nouvel ordre social reposerait sur l’existence de classes sociales stables et bien définies à une autre conception, fondée elle sur l’idée de l’érosion des classes sociales et de leur remplacement par des groupes de statut fluctuants et mobiles et par des individu à la recherche d’un statut. » (p. 227)

La nouvelle société (industrielle, centralisatrice, égalitariste etc… -bref la société post démocratique et post industrielle) « serait-elle organisée sur la base de couches sociales qui réaliseraient la même unité économique, intellectuelle, culturelle et politique que les anciens « rangs » ? » (classe des propriétaires fonciers) « Ou bien la modernité aurait-elle un effet aussi corrosif sur les fondements des classes sociales que sur la communauté villageoise, la famille élargie, et l’ensemble du réseau de relations morales et culturelles dont l’origine, comme celle des classes sociales, remontait  à une époque pré-capitaliste, pré-démocratique, et pré-rationaliste ? » (228)

A ces questions, on peut apporter deux réponses antagonistes : celle de Marx et celle de Tocqueville :

            - Pour Marx : La bourgeoisie, en tant que classe dominante, se construit sur le modèle de la classe des propriétaires fonciers. Elle réunit entre ses mains le pouvoir économique, politique et culturel, et impose sa culture dominante aux autres classes, en particulier la classe ouvrière. Celle-ci doit à son tour s’identifier comme classe, opposée à la première, et  constituer sa « conscience de classe » : identité d’intérêt, poids du travail dans le rapport de force qui l’oppose à la bourgeoisie, valeurs propres de la culture ouvrière.

            - Pour Tocqueville : Dans la pensée libérale, la notion de classe est vouée à disparaître, pour faire apparaître la notion de statut individuel : éclatement de l’union « séculaire entre richesse pourvoir et statut », individualisation de la stratification, primauté du statut sur la classe. Vision idéale d’un libéralisme permettant à tous de réussir, quelque soit son origine et sa dépendance de classe.

Cependant l’opposition des réponses que nous venons d’évoquer, ne recouvre que partiellement la distinction politique entre conservateurs et radicaux.

« Ces deux positions idéologiques (Marx et Tocqueville) constituent en quelque sorte les pôles magnétiques autour desquels s’organisa toute la réflexion sur la stratification sociale au XIXème siècle. »

Nisbet pense qu’aujourd’hui l’interprétation de Tocqueville a pris l’ascendant sur l’interprétation Marxienne.

 

Tocqueville : le triomphe du statut

Tocqueville fut le premier auteur... à exposer l’idée que ce qui caractérise le régime moderne ce n’est pas la consolidation mais au contraire l’éclatement de la structure de classes et la dispersion de ses éléments fondamentaux - le pouvoir passant aux mains des masses et de la bureaucratie centralisée, la richesse à une classe moyenne de plus en plus nombreuse et le statut aux différents secteurs mouvants de la société qui, en l’absence d’ue véritable structure de classes, deviennent le théâtre de douloureuses et interminables luttes entre les individus cherchant à acquérir les marques du statut.

 

Le comportement des Américains à l’égard des Noirs... Tocqueville pose le problème des Noirs en termes de statut et de relation de statut, non en termes de race ou de minorité. Il constate que le préjugé de race est plus fort au Nord que dans les Etats esclavagistes...

Simmel : l’autonomisation et objectivation du statut

Dans la société moderne, le statut tend à devenir autonome par rapport aux fonctions sociales et indépendant des qualités personnelles de celui qui en est investi... Grâce à l’objectivation, les différents postes, situations ou rangs (statuts) peuvent être occupés par des individus d’origine diverse.


Chapitre 6 : Sacré et profane

Sacré : tout ce qui, dans la motivation individuelle comme dans l’organisation sociale, transcende l’utilitaire ou le rationnel et tire sa force de ce que Weber appelle le charisme et Simmel la piété. L’accent est mis sur cette notion dans l’oeuvre de Tocqueville (relation entre le dogme et l’intellect), Fustel de Coulanges (grandeur et décadence de la cité antique), Weber (autorité), Simmel (piété), Durkheim (profane/sacré), Lamennais, Essai sur l’indifférence. Déjà, chez Hegel (Philosophie du droit) : le religieux comme « cercle d’association », notion capitale à ses yeux. La distinction du sacré (principe transcendant, qui définit pour le religieux le fondement de l’être) de du profane (le monde où l’on naît, vit, aime, travaille et meurt) est fondamentale en sociologie.

 

Lecture de LE SACRE ET LE LAIQUE,  in Rober A. Nisbet, La tradition sociologique, pp. 281-288.

A/

§1 : la religion n’est pas pour les sociologues une pure illusion : elle se définit au moins par ses fonctions sociales.

§ 2 : La religion, loin d’être conçue comme obscurantisme comme le pensaient les philosophes des lumières, se définit comme fonction sociale.

§ 3 : Cette reconnaissance du fait religieux est faite par des sociologues, qui sur le plan personnel, ne peuvent être qualifiés de croyants. C’est la fonction de la religion dans la société qui les intéresse.

 

§4 : Cet intérêt que les sociologues portent à la religion va de pair avec le regain d’intérêt qu’on lui porte en littérature et en philosophie.

§ 5 : Témoignent de cet intérêt la richesse et le nombre des ouvrages consacrés au christianisme ou à la question religieuse tout au long du XIXème siècle, à la fois pour la louer et la comprendre.

§ 6 Tous ces ouvrages, quelque soient les tendances et l’appartenance de leurs auteurs, s’accordent sur l’universalité du fait religieux.

§7 Ainsi, Hegel, bien que rationaliste, accorde un rôle déterminant aux religions dans la sociabilité et dans la formation de la pensée. Elle constitue une structure sociale autonome.

 

B/

§8 Comte, pour sa part, est convaincu de l’utilité d’une puissance spirituelle capable de s’opposer aux excès du temporel. Sa pensée personnelle, qui s’appuie sur une connaissance de l’histoire médiévale,  témoigne de l’importance que le religieux revêt pour lui.

§9 Pour Comte enfin, la religion est une nécessité pour les sociétés humaines ; le positivisme remplacera le christianisme, mais lui empruntera ses rituels et ses pratiques cultuelles.

§ 10 Mais il ne fait pas que prendre la place du prêtre ou du prophète ; Comte relève les liens entre le credo du religieux et la formation des citoyens, entre la célébration du sacré et la socialisation des personnes. Comte est donc, en dépit qu’il en ait, convaincu comme d’autres de la nécessité du lien religion-société ;

 

C/

§11 On peut aussi envisager ce mouvement du côté des penseurs croyants. On en dégagera 4 points de vue :

§12 En premier lieu il s’agit de rappeler que la religion est au fondement et à la pérennité des valeurs morales. Les théories du contrat, ou la morale laïque reposant sur des impératifs catégoriques font pâle figure face au caractère transcendant des fondements de la morale chrétienne.

§13 En second lieu ils insistent sur le rôle de coercition idéologique que joue le christianisme : de là une critique du protestantisme, qui accorde moins d’importance au rituel collectif qu’à la pratique individuelle de la foi. Delà la ruine des valeurs dans la société moderne.

§ 14 en troisième lieu on insistera sur  la hiérarchie ecclésiale comme modèle de l’ordre social. On insistera aussi sur le caractère ésotérique du dogme renforcé par la pompe liturgique, celle des rites et des sacrements.

§15 en quatrième lieu, les conservateurs voient dans la révélation l’origine des catégories intellectuelles du langage ; les idées, les pratiques, la fidélité des engagements ont leur archétype dans leur origine sacrée, et non dans l’arbitraire de la subjectivité.

§16

Proposition de corrigé :

Philosophes et sociologues définissent la religion par sa fonction dans la cité. Croyants ou non, tous lui reconnaissent ce rôle, qu’ils se proposent d’étudier. Comme les écrivains, ils reconnaissent unanimement l’universalité du fait religieux, même les rationalistes, tel Hegel, qui lui accordent un rôle déterminant dans la /50 formation de la pensée et de la civilisation.

Comte, s’appuyant sur sa connaissance de l’histoire médiévale, voit dans la religion un contrepoids aux excès du pouvoir temporel, aristocratique ou royal. Quand le positivisme remplacera le christianisme, il lui empruntera ses célébrations : Comte reconnaît le lien que crée un /100  même credo, et le rôle de la religion dans la formation des personnelle des citoyens.

Pour les penseurs chrétiens, le renouveau religieux revêt quatre aspects. Constatant l’échec des morales fondées sur des impératifs catégoriques, ils réaffirment leur foi comme fondement éthique de valeurs pérennes ; a l’encontre du protestantisme /150  qui accorderait trop d’importance à la pratique religieuse individuelle, ils professent le pouvoir coercitif des rituels ; le pouvoir ecclésial, détenteur de la vérité dogmatique des mystères, offrirait le modèle d’un ordre social puissamment hiérarchisé ; sur le plan intellectuel, les conservateurs voient dans la révélation, et non dans l’/200  arbitraire subjectif, l’archétype des catégories  intellectuelles. Cette conception du  sacré va devenir l’instrument d’analyse des sociologues. /219

M. Le Guen

Proposition de corrigé à partir d’une bonne copie d’élève :

« Les sociologues jugent la religion nécessaire à toute société. Ils s’opposent en cela aux philosophes des lumières, au rationalisme individuel. Ce jugement n’implique pas la foi  personnelle du sociologue et caractérise l’intérêt nouveau porté à la religion par les hommes du XIXème siècle ; c’est un triple /50 intérêt philosophique humaniste, littéraire.

Hegel inclut la religion dans les relations sociales où elle constitue un cercle d’associations tandis que Comte va jusqu’à faire remonter l’éclatement de la société moderne à la Réforme brisant l’unité du christianisme. Ce dernier estime que le positivisme remplacera le christianisme /100  comme base des relations humaines.

Les ouvrages religieux de l’époque expliquent que les relations rationnelles d’une société ne tiennent que par les inspirations religieuses qui s’y expriment. D’autre part, la religion permet de comprendre l’histoire et les bouleversements sociaux tels que ceux induits par l’/150 avènement du protestantisme. Les auteurs assimilent la religion à une communauté et une autorité imposant des devoirs, accordant des droits et ayant ses rites propres. Grâce à cela, l’individu se sent protégé et inclus dans la société. Enfin, les conservateurs posent la religion comme base des idées et des /200 croyances humaines. Ces différentes analyses servent à comprendre la religion. /210»

 

Les Lumières réduisent la religion à la superstition : Voltaire (Dictionnaire philosophique), d’Helvétius (De l’homme), La Mettrie (L’Homme-machine), Condorcet (Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain), d’Holbach (Système de la nature).

Pour les « philosophes », la religion n’est pas une force qui émane de la nature même de l’âme ou de la société, mais un ensemble de propositons intellectuelles portant sur l’univers et sur l’homme. Marx : « la misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature tourmentée, l’âme d’un monde sans coeur, de même qu’elle est l’esprit de situations dépourvues d’esprit. Elle est l’opium du peuple. » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel).

La pérennité du religieux

« Il y a donc (..) dans la religion quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les symboles particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement enveloppée. Il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. (Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse).

Quatre idées fondamentales sur les fonctions du sacré

-  religion comme mécanisme indispensable à l’intégration des êtres humains ;

-  fondamental pour la compréhension de l’histoire et du changement social. Pour Bonald, Lamennais, Balmes, le protestantisme, parce qu’il met l’accent sur la foi individuelle et qu’il fait peu de cas du rituel et de la liturgie a été une force destructrice dans l’histoire européenne. Pour Lamennais, il est responsable de l’« indifférence » moderne ; pour Chateaubriand du déclin des valeurs culturelles ; pour Balmes du développement du commerce et du despotisme politique moderne, pour Weber de l’« esprit du capitalisme » ...

-  la religion : non seulement une foi, une doctrine, mais aussi une communauté, une autorité, des rites...

-  le pouvoir qu’a la religion de stimuler, de renforcer, de protéger les individus ...

Tocqueville : ou des croyances ou un maître...

Aux Etats-Unis, les catholiques sont encore plus égalitaires et « démocratiques » que les protestants... Ce qui, d’après Tocq., résulte de la nature même de la théologie catholique : « le prêtre s’élève seul au-dessus de ses fidèles : tout est égal au dessous de lui... » (Tocq.) Le protestantisme tend à rendre les hommes indépendants plutôt qu’égaux...

La nécessaire séparation du politique et du religieux, pour ne pas que se rejoignent ces deux types de passions...

Fustel de Coulanges : le sacré comme angle d’approche

Fustel donne à la religion la même primauté explicative que Marx à la propriété, Maine au droit et Buckle à l’environnement physique.

La naissance du rationalisme (critique) grec homologue des Lumières ; les pré-socratiques, constatant que les dieux ne peuvent être considérés comme la cause efficace des phénomènes physiques en cherchent l’origine dans les quatre éléments... Puis les sophistes : « ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les préjugés de la religion... » (Fustel) ; doute, libre-examen...

Conclusion de La Cité antique : « Nous avons fait l’histoire d’une croyance. Elle s’établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. Telle a été la loi des temps antiques. »

Durkheim (élève de Fustel de Coulanges) : le sacré et le profane. Comme Tocqueville, Durkheim affirme que la religion est à l’origine non seulement des idées fondamentales de l’homme, mais du cadre même dans lequel fonctionne son esprit : « Si la philosophie et les sciences sont nées de la religion, c’est que la religion elle-même a commencé par tenir lieu de science et de philosophie. » (Les formes élémentaires...)

La puissance du contrat vient aussi, à l’origine, de ce qu’il est sacré... Le verbe, le langage, le serment comme invocation d’un être divin. « Le formalisme juridique n’est qu’un succédané du formalisme religieux. » (Leçons de sociologie). Religieux et propriété - à travers la « religiosité diffuse dans les choses » .

Pas de religion sans Église. « Une société dont les membres sont unis parce qu’ils se représentent de la même manière le monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu’ils traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques, c’est ce qu’on appelle une Eglise » (Les formes élémentaires...)

Pour les croyants, l’essentiel ce n’est pas ce que la religion dit sur les choses, « mais ce qu’elle fait pour rendre l’action possible et la vie supportable. » (Nisbet). Le culte est fondamental : c’est lui qui « suscite ces impressions de joie, de paix intérieure, de sérénité, d’enthousiasme... » (Les formes élémentaires..). Le culte : se libérer de la contamination du profane pour accéder au sacré (d’où : mortification, renoncement, ascétisme...)

Les jours ordinaires (profanes), ce sont les tendances utilitaires, individualistes et même antagonistes qui dominent. Les jours de fête (religieuse) c’est les choses sociales... L’âme individuelle se régénère...

Outre le sacrifice et l’imitation, il existe deux autres types de rites, « représentatifs » (à l’origine de la représentation théâtrale, quand la « culture » s’autonomise : du « mystère » au théâtre ; aussi la tragédie grecque...) et « piaculaires » (rites associés à la notion de malaise, de pessimisme, d’appréhension... piaculum veut dire expiation : se laver de ses péchés...)

Sacré : faste/néfaste : euphorie/dysphorie collective.

Weber : le charisme et la profession (Beruf)

Importance des études de Weber sur la religion : Antiquité, Asie, Proche-Orient, Europe médiévale et moderne... Il renverse la proposition marxienne : chaque type de société reflète un type de religion...

Définition du charisme : « Nous appelons charisme la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que chez les chefs des peuples chasseurs et les héros guerriers) d’un personnage qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un « chef » . » (Économie et société).

« L’événement décisif dans notre reconnaissance du charisme, c’est l’ampleur et la profondeur de son acceptation par les adeptes de l’individu en question. Nous identifions le charisme de Jésus ou de César non grâce à ce qu’ils ont fait ou dit réellement mais grâce au caractère supra-rationnel et supra-utilitaire de l’attachement que leur vouaient leurs adeptes. » (Nisbet)

Routinisation du charisme, « charisme héréditaire » : acquisition légitime du charisme en vertu de l’ordre héréditaire, le charisme personnel pouvant alors faire entièrement défaut...

Napoléon : charisme et bureaucratie. Légitimité démocratique : le charisme (des institutions) conséquence et non cause de la reconnaissance de légitimité. « L’un des éléments fondamentaux de l’esprit du capitalisme moderne, et non seulement de celui-ci, mais de la civilisation moderne elle-même, à savoir, la conduite rationnelle fondée sur l’idée de Beruf, est né de l’ascétisme chrétien » . (L’Éthique protestante...)

Simmel : la fonction de la piété

« La relation de l’enfant dévoué à ses parents, du fervent patriote à sa patrie ou du cosmopolite enthousiaste à l’humanité, la relation de l’ouvrier à sa classe... ou du noble conscient de son rang à l’aristocratie, la relation du vaincu au conquérant ou du bon soldat à son armée, toutes ces relations, dont le contenu est infiniment varié, on un sens général pour ce qui est de leur aspect psychologique, sens que l’on doit appeler religieux. » (Simmel, Sociologie de la religion).

La piété - envers l’homme comme envers Dieu - « religiosité à l’état presque fluide »,« émotion de l’âme qui se transforme en religion toutes les fois qu’elle se projette dans des formes spécifiques. » (Simmel, ibid). V. l’aliénation (en rapport avec le « progrès »


Chapitre 7 : Aliénation et progrès

(On se reportera aussi aux remarques faites à propos de l’étude de l’œuvre d’Albert Memmi)

« Et combien ce tableau de l’espèce humaine, affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l’empire du hasard comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée,et dont il est souvent la victime ! C’est dans la contemplation de ce tableau qu’il reçoit le prix de ses efforts pour les progrès de la raison, pour la défense de la liberté » . (Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, 1829).

XIXe siècle : croyance poursuivie dans le « progrès » (démocratie de masse, progrès technique, rationalisation la » icisation, etc.) mais aussi pessimisme (tyrannie de la masse et non liberté politique ; isolement morbide et non autonomie de l’individu ; rationalisation forcée de l’esprit et non pensée rationnelle ; désenchantement stérile et non affranchissement des superstitions...).

« Les nouvelles tyrannies seront entre les mains de commandos militaires qui se qualifieront de républicains. » (Burckhardt, cité par Albert Salomon, The Tyranny of Progress, 1955).

Tocqueville : l’aliénation comme réduction de l’homme

Tocqueville ne doute pas des « vertus » et de l’inéluctabilité des « deux révolutions » (la politique et l’économique). Mais il discerne parfaitement aussi le revers de la médaille... Paradoxalement, l’individu a perdu une grande partie de signification du fait de la la » icisation (fatale aux valeurs), de l’influence de l’opinion publique et de la tyrannie majoritaire, de la division du travail, de la rupture des liens communautaires, du relâchement de certaines vertus (honneur, loyauté...) valorisant l’individu...

Effet corrosif de la démocratie sur le consensus social (atomisation individualiste et égalitariste de la société). Des obstacles de plus en plus considérables - les règles de l’avancement dans une société démocratique égalitaire - à l’ascension sociale...

Marx : le travail comme aliénation

Marx emprunte à Hegel (via les « hegeliens de gauche » ) le terme d’aliénation, « dissociation radicale du moi entre l’acteur et l’objet, entre le sujet tentant de maîtriser son propre destin et un objet manipulé par les autres » (Daniel Bell). Chez Hegel, il ne s’agit pas d’un état historique transitoire, mais un fait ontologique et métaphysique : nous n’accèderons jamais à la liberté absolue, « ce voyage dans l’espace, où nous nous trouvons seuls face à nous-mêmes, sans rien au-dessous ni au-dessus de nous. » (Bell). Ce qui chez Hegel est ontologique (de l’essence de la condition humaine) devient, chez les hegeliens de gauche, sociologique : ainsi, à propos de la religion, Feuerbach... que Marx réfute en faisant des relations économiques et non des croyances religieuses l’agent décisif de l’aliénation.

« En quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord, dans le fait que ce travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et,

dans le travail, il se sent hors de soi. (..) Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte

physique ou autre, le travail est fui comme la peste. (..) Enfin le caractère extérieur à l’ouvrier apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. » (Manuscrits de 1844, Editions sociales, 1968).

Chez Marx donc :

1. Aliénation ;

2. Aliénation historique (non ontologique comme chez Hegel) ;

3. Alienation réductible à la propriété privée (analyse très différente donc de celle de Tocqueville pour qui l’aliénation résultait du système de production industriel (progrès technique et division du travail) lui-même.

 

Engels : « ... un jour viendra où il n’y aura plus manoeuvres ni architectes professionnels. (..) L’homme qui pendant une demi-heure donnera des ordres en qualité d’architecte servira ensuite de manoeuvre juqu’à ce que ses services en tant qu’architecte soient à nouveau requis »

(Anti-Dühring). Cf. aussi l’Idéologie allemande.

« Que l’aliénation puisse exister (..) sous le socialisme, que le socialisme puisse en fait apparaître comme un renforcement de la bureaucratisation de l’esprit humain qui résulte aujourd’hui de la démocratie de masse et du machinisme, que l’individu y soit encore plus isolé qu’il l’est aujourd’hui des sources de son identité culturelle, qu’il y disparaisse encore plus du fait de la routine et de la technologie, que la volonté du peuple y soit encore plus détournée d’elle même sous l’effet des forces « rationnelles » et « progressistes » qui sont à l’oeuvre dans l’histoire, tout cela est totalement étranger au marxisme. Ces thèmes sont au contraire bien présents chez Weber, chez Durkheim et chez Simmel.

Weber  : la némésis du rationalisme

Pour Weber, le socialisme est peut-être inévitable (compte tenu de la structure et du développement du capitalisme) mais il n’a rien de bénéfique ; il ne fait qu’accentuer les caractéristiques du capitalisme. Ce qui est en cause, c’est la bureaucratisation, la rationalisation (ou instrumentalisation) des valeurs, l’aliénation de l’homme par rapport à sa communauté et sa culture... La rationalisation finit par devenir sa propre Némésis (divinité grecque personnifiant l’Indignation, la Vengeance des dieux contre la démesure). Toutefois, Weber (comme Tocqueville) perçoit très bien ce que l’égalitarisme et la rationalisation ont accompli de grandiose dans l’Europe moderne et aussi leur caractère de nécessité historique.

« Nul ne sait encore qui, à l’avenir, habitera la cage, ni si, à la fin de ce processus gigantesque, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des pensers et des idéaux anciens, ou encore - au cas ou rien de cela n’arriverait - une pétrification mécanique, agrémentée d’une sorte de vanité convulsive. En tout cas, pour les « derniers hommes » de ce développement de la civilisation, ces mots pourraient se tourner en vérité : « Spécialistes sans vision et voluptueux sans coeur » -, ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là. » (L’Ethique protestante).

 


Troisième partie

Epilogue :

1/Lecture de Nisbet « La tradition sociologique » pp 389-394 « épilogue »

Peut-on considérer la période 1830-1890 comme l’âge d’or de la sociologie ?

A / L’âge d’or

§1 : âge d’or : selon Troeltsch période marquée par le passage d’un fonctionnement social communautariste à un état de société laïque, individualiste et rationaliste. S’ouvre une période de recherche d’équilibre entre les deux ordres sociaux ; affrontements entre les deux tendances génératrice d’idées nouvelles dans la culture.

§2 : En fait la notion d’âge d’or ne peut être lue que de manière récurrente : pour qu’une période puisse être nommée ainsi, il faut encore que les idées qu’elle a inspirées aient été fécondes sur la longue période qui suit. Ainsi en va-t-il du Vème siècle athénien qui a posé les bases de toute la philosophie occidentale future.

§3 : La période étudiée ne possède sans doute ni l’éclat ni le charisme de la période Socratique. Mais au nombre des géants de la pensée qui l’ont peuplée et animée, on peut tout de même y voir un creuset d’idées nouvelles, dont l’apparition a été provoquée par le choc de deux ordres sociaux et historique : celui de l’ancien régime et celui de la société industrielle et libérale.

§4 : On peut en outre relever que les concepts qui naissent à cette époque sont déterminants pour l’analyse du développement intellectuel et de la pensée des sciences sociales au XXème siècle. (communauté, autorité, statut, sacré, aliénation)

 

B/ Concepts dynamique ou sclérose de la pensée ?

§5 : Qu’est ce qui permet au processus de renouveau intellectuel de perdurer au lieu de se scléroser, sinon que le dynamisme dont sont porteurs les concepts nouveaux initiés par ce risorgimento ?

§6 et 7 : Citation de Lowes sur les mutations sociales et littéraires :

            « métaphore des coquilles vides laissées par l’ancienne manière de penser qui, lorsqu’elles sont encore malléables peuvent être investies par les nouvelles façons de penser, et qui sont broyées lorsqu’elles ne sont plus que de simples formes vidées de leur substance ».

§8 : C’est ce que fait la sociologie contemporaine : elle se coule dans les formes léguées par la tradition sociologique du XIXème siècle, qui s’avèrent encore performantes pour analyser par exemple les mutations qui affectent les nations jeunes des pays en voie de développement.

 

§9 : Est-ce dire que les concepts de la sociologie de l’âge d’or ne conviennent qu’à l’étude de phénomènes de mutation dont ses pères fondateurs étaient à la fois témoins et acteurs ?

§10 : Le concept de révolution a perdu de son dynamisme et de sa lisibilité : on a tendance à nommer aujourd’hui tout changement des habitudes révolution. Sans doute parce que les deux grandes révolutions, démocratique et industrielle sont maintenant achevées. Elles ont accouché de notre société et tout retour en arrière semble impossible.

§11 : ainsi, les grandes antinomies qui caractérisaient la pensée des sociologues du XIXème siècle risquent de ne plus être opérantes pour comprendre notre société, puisque les mouvements cycliques des mutations ont achevé leur période de gestation. Les oppositions portées par ces concepts sont de moins en moins perceptibles au sein de la société actuelle.

 

C/ Que reste-il de la tradition sociologique du XIXème ?

§12 : doit-on en conclure que la tradition sociologique est morte ? Sans doute ses concepts seront-ils toujours source d’interrogations et de créations nouvelles. Mais ce qui importe c’est que la tradition ne dégénère pas en routine : elle n,’est sclérosante que si elle s’impose comme modèle de pensée à reproduire : dans les sciences comme dans les arts, on ne peut se contenter de reproduire ce qui a déjà été fait ou dit.

§13 : Ainsi, la tradition sociologique du XIXème, en tant que réservoir de formes, touche à sa fin. Sans doute surgiront demain les nouveaux Durkheim capable d’initier une nouvelle approche des faits de société.

§14 : Ce renouveau attendu ne sera pas le produit d’une instrumentation plus performante : c’est au niveau des intuitions créatrice qu’il faut attendre cette nouvelle approche de la réalité.

§15, 16 et 17 : citation de M. Morse :

            « le savant, pour être créatif, doit se détourner des ages systèmes de pensée qui ne nous apprennent que ce que nous savons déjà ; il nous faut adopter une attitude eau moins aussi créatrice que celle des demoiselles d’Avignon : celle d’un créateur de formes novatrices. Il faut réveiller en nous notre part d’artiste : qui renouvelle sans cesse son regard amoureux sur la réalité »

           

2/ proposition de corrigé :

La période 1830-1890 est-elle déterminante pour l’analyse sociologique ?

 

Son âge d’or est caractérisé par le conflit entre deux tendances, le communautarisme et la démocratie. Cette confrontation est fertile en idées novatrices, dont la portée réelle ne peut être appréciée que de manière récurrente. Sans égaler l’/50 éclat du siècle de Périclès, cette période a induit des idées éclairantes pour la compréhension des sciences sociales.

 

Ce risorgimento conceptuel, reste-t-il  valable aujourd’hui ?  Ses concepts ne sont-ils qu’une coquille vide ou au contraire conservent-ils assez de souplesse pour rester pertinents ? Certes, ils sont performants/100  quand on les applique aux jeunes sociétés en mutation, mais pour la nôtre ? Peut-être ont-ils perdu en dynamisme et lisibilité. Par exemple, la notion de révolution a perdu de sa force dans notre société. Les grandes antinomies sociologiques du XIXème siècle ne sont plus opérantes pour la comprendre. /150  

 

Pour autant, la tradition sociologique est-elle morte ? Ses concepts conservent sans doute un dynamisme créatif, mais le danger est de sombrer dans la routine d’une pensée sclérosée : on ne peut se contenter de répéter ce qui a déjà été dit. Cette tradition touche à sa fin : à l’/200  instar des artistes qui initient de nouveaux styles, les sociologues d’aujourd’hui doivent trouver en eux de nouvelles intuitions. /219  

M. Le Guen (2005)