LECTURE COMMENTEE de :

LA PERCEPTION DU CHANGEMENT

Conférences faites à l’Université d’Oxford

Les 26 & 27 mai 1911

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Classes préparatoires scientifiques

Programme littéraire

1998/99

M. Le Guen

Note : les références “ PRTPT ”  reportent au

“ Petit Recueil  de Textes Philosophiques sur le Temps ”

disponible, ainsi que le texte des deux conférences sur le site

Bergson : la perception du changement

 

Introduction : Le problème de l'être du temps

En paraphrasant ce que Bergson dit de la conscience "Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète aussi présente à l'expérience de chacun d'entre nous en lui opposant une définition qui serait moins claire qu'elle[1]", on pourrait dire du temps qu'il fait partie de ces notions communes comme la vie, la conscience ou la liberté, dont tout le monde use, et pense connaître, mais dont nous serions incapables, en dépit de leur surdétermination de donner un sens précis, synthétique et universel. Il est donc important, en préambule à l'étude du texte de Bergson, de faire le point sur l'approche que nous avons du temps.

 

1 - La relativité du temps.

La première idée que nous pouvons mettre en doute, c'est que, pas plus qu'il n'existe d'espace universel, il n'existe pas, dans la biosphère, de temps universel. Au contraire, chaque espèce vivante semble posséder son propre espace et son propre temps. Chaque espèce délimite, dans ce qui paraît à l'homme un milieu universel, autant de milieux (d'espace et de temps) spécifiques.[1]" Le temps des séquoias, qui meurent millénaires n'est pas celui des éphémères, qui ne vivent que quelques heures, ni celui des primates : tous possèdent en eux leur propre durée. Sauf peut-être l'espèce humaine dont on pourrait dire qu'elle est originellement a-topique et a-chronique. Du moins l'espèce humaine ne semble pas posséder d'instinct une temporalité spécifique : autant de cultures, autant de pensées du temps.

Cette difficulté de parler d'un temps universel se double d'une impossibilité  de le penser de manière homogène. D'un point de vue simplement biologique, au sein de l'espèce humaine, le temps du vieillard n'est pas celui de l'enfant, comme Le Comte de Noüy le remarque[1].

Et ce pour une double raison : la première est que nous mesurons l'âge de l'un et de l'autre comme une progression linéaire, aux intervalles identiques ; or, le rapport de leurs âges réels (biologique) suit une progression géométrique. Si nous prenions comme mesure, non plus l'âge solaire de l'un et de l'autre, mais un critère biologique (comme par exemple la vitesse de cicatrisation d'une plaie), nous nous en rendrions compte. Mais aussi, sur le plan psychologique, la saisie relative du temps n'est pas la même, chez l'un comme chez l'autre : une année pour un enfant de 5 ans est 1/5e de sa durée totale de vie, elle ne représente plus qu'1/70e de l'âge d'un septuagénaire.

Le temps est toujours mesuré par rapport à l'espace, non pas en lui-même. A proprement parler, on ne "mesure" pas du temps : on compare des mouvements dont l'un a pour caractéristiques d'être régulier, étalonné, et peut se comptabiliser en termes d'être régulier, étalonné, et peut se comptabiliser en termes d'espace parcouru, et l'autre, le phénomène mesuré est au contraire irrégulier, discontinu en un mot, hétérogène.[1]

FOn pourra lire le texte de Bergson comme une tentative de dépasser cette relativité du temps (en redonnant un sens au concept de temps universel) ; On y retrouvera aussi une critique de la réduction du problème du temps à celui de la mesure du temps : est-ce la même chose de mesurer le temps et de comprendre ce qu'il est ? Si la mesure du temps ce fait toujours par rapport à l'espace, n'est-ce pas d'une certaine manière en nier l'essence, que Bergson placera dans le mouvement ?


2 - La subjectivité du temps.[1]

C'est une idée commune de considérer que le temps est subjectif ; au sens le plus ordinaire, cela signifie que la durée est qualitativement saisie, et non quantitativement ; en d'autres termes, dans l'ennui le temps nous semble s'étirer démesurément, dans la passion il nous semble toujours trop court.

C'est à Saint Augustin[1] que nous devons d'avoir thématisé cette idée de l'expérience subjective du temps. Il démontre que l'opinion commune se trompe lorsqu'elle cherche dans le monde objectif, dans la succession des événements, l'être réel du temps. Rechercher l'être du temps dans le monde extérieur, dans le présent de l'événement, cela conduit à une aporie "le temps ne peut être qu'en cessant d'être" C'est donc du côté du sujet qu'il faut rechercher cette réalité du temps : "ces trois sortes de temps existent en nous et je ne les vois nulle part ailleurs"[1] La seule dimension véritable du temps est donc le présent de la pensée, seule capable de le faire sortir par la mémoire et l'anticipation de sa pure contingence événementielle.

C'est ce même thème que Merleau-Ponty[1] développe dans sa célèbre exégèse de la métaphore héraclitéenne du temps[1]. Les personnification mythiques du temps contiennent à la fois une vérité, et une lourde confusion. Elles reconnaissent bien dans le temps une personne, mais sont incapable de voir en elle le sujet conscient lui-même. Elles substantifient le temps ce qui est une manière d'en ignorer la nature. Pour ce philosophe, seule une conscience, au cœur du temps, peut penser "chaque dimension du temps comme autre chose qu'elle-même", ce qui revient à dire qu'aucune d'entre elle n'est jamais visée pour ce qu'elle est, mais toujours relativement aux autres. Pour qu'il y ait du temps, il faut donc un sujet pour le penser, "quelqu'un par qui le mot comme puisse avoir un sens." Le temps, c'est l'autre mot pour dire la subjectivité.

FComment situer Bergson par rapport à ce problème de la subjectivité du temps ? Certes, quelques textes pourraient nous faire conclure à une identité de vue par rapport aux deux auteurs cités ci-dessus. Ne dit-il pas "Conscience signifie avant tout mémoire (...) anticipation[1]" N'est-ce pas faire de la conscience l'opération psychique par laquelle l'homme se révèle l'être capable de penser le temps ? Sans doute ; mais il ne faut pas limiter la question de la durée chez Bergson à cette synthèse subjective du temps. En effet, nous découvrirons plus loin comment Bergson postule une existence du temps au-delà et surtout en deçà de l'existence du sujet pensant. Qu'est donc cette durée universelle ? Il faut considérer que, pour Bergson, si l'homme est le seul à pouvoir penser le temps, sa propre durée n'en fait pas moins partie d'une durée plus large, d'un seul et même mouvement qui co-affecte aussi bien le monde vivant que le monde des choses. En postulant l'universalité du mouvement, Bergson échappe à la tentation d'un solipsisme du temps, à une conception qui rendrait impossible de concilier l'éternel présent du monde, et la vision mouvante et synthétique qu'en a l'homme.


3 - Le caractère intersubjectif de la saisie du temps.

A l'évidence, réduire le temps à la seule expérience subjective nous conduit à des apories[1] : outre que la communication entre les individus sur le temps ne serait pas possible, nous ne pourrions pas penser le temps ni agir sur lui, si nos points de repères se réduisaient aux seuls événements de notre histoire personnelle.

Nécessité de repères intersubjectifs (culturels)

C'est à travers le langage que se réalise notre perception du temps. "le présent du discours est un centre générateur et axial à la fois [1]" On peut citer tout d'abord les divers mots (aujourd'hui, hier, demain etc...) qui servent à parler du temps et dont les conventions créent l'intersubjectivité. Seule cette intersubjectivité permet de dépasser la particularité subjective de chaque expérience du  temps. Mais aussi les temps verbaux qui permettent, à partir du présent de l'acte de parole, de penser les autres dimensions du temps. On citera enfin les conventions du calendrier et ses découpages internes, qui, par leur caractère arbitraire se rattachent aux conventions du langage.

Représentations du temps :

Toute culture, tout système de pensée, fournit à ceux qui le partagent des représentations du temps, sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir. On peut toutefois distinguer :

- Les représentations religieuses ou mythiques du temps, dominées par la distinction entre temps sacré et temps profane (cf. infra, l'introduction à la lecture de Noces.)

- Les représentations socialisées ("séculières") du temps : essentiellement liées à la vie économique et au travail, elles sont la représentation dominante de notre société.

- Les représentations rationalisées du temps, le temps considéré comme variable dans les sciences et les techniques.

 

FComment situer la thèse défendue par Bergson dans "La pensée et le mouvant" par rapport à ce temps ? Parce que les représentations mythiques du temps ont tendance à le substantialiser, puisque les représentations rationnelles du temps ont tendance à le spatialiser, elles risquent d'en méconnaître le caractère fondamental qui est pour Bergson le mouvement. Il est évident que, pour mesurer le temps, pour le gérer, ou se situer dans la durée, nous avons besoin de ces analogies spatiales ; nous avons aussi besoin d'unités de mesure (seconde, heures, jours etc...) Mais il ne faut pas perdre de vue que ce ne sont pas des être réels, mais de simples conventions ; que la représentation spatialisée du temps n'est qu'une métaphore pratique, en bref, que tout ce que la culture produit à propos du temps n'est destiné qu'à un usage : c'est un point de vue utilitaire sur le temps, mais qui ne dit en rien ce qu'est l'être du temps. Le temps envisagé dans les représentations sociales ou culturelles, la spatialisation est une réduction de la durée réelle. On verra que cette opposition entre pratique et connaissance est une des clefs de la conférence de Bergson.

La pensée et le mouvant

 

Il n'est pas possible de limiter l'étude de ce texte à la seule seconde conférence[1]. Celle-ci n'est compréhensible que si on la resitue dans la problématique philosophique qui est exposée dans la première conférence.

Les deux conférences forment donc une unité ; elles ont un même but  : proposer une résolution aux contradictions que la métaphysique découvre dans la condition humaine. La seconde conférence revient dans sa conclusion au problème posé dans l’introduction de la première. Ainsi, la réflexion de Bergson sur le temps s'inscrit dans une réflexion plus large sur insertion de l'homme dans le monde.

 

On peut résumer ainsi le plan général des deux conférences :


Tableau synoptique de « La perception du changement » in H. Bergson, La pensée et le mouvant  




 

142/145 Introduction :

Programme de ces deux conférences : établir le changement comme la loi même des choses, et réformer la philosophie à partir de cette réflexion.

Première

 

conférence

 

p. 145/146

«  Voici tout d’abord un point...»

A cause de la limitation de nos sens, nous devons substituer le « concevoir » au « percevoir ». Seuls des Dieux pourraient avoir une intuition de la chose ou du monde dans son ipséité. L’entendement comme pis aller de la perception.

 

p.146/7

« il n’y en aura pas davantage pour le second... »

L’histoire de la philosophie témoigne, depuis l’antiquité, d’une constante substitution du concept au percept. Les anciens critiquent les insuffisances du sensible au profit de l’intelligible, les modernes reconnaissent l’impossibilité pour nos intuitions de dépasser la connaissance phénoménale de l’objet (# au savoir nouménal)

p.147

«  J’arrive alors au troisième...»

Les concepts de la philosophie établissent nécessairement des choix : ses représentations ne sont donc pas universelles. La philosophie est donc le champ de luttes d’idéologies en contradiction les unes avec les autres.

 

p. 147/149 « Voici alors la question qui se pose... »

Pour répondre à ce désordre de la pensée que créent les contradictions des philosophes, Bergson suggère alors d’abandonner le concept et de développer, d’élargir, d’approfondir notre perception du monde.

Le but est d’obtenir un point de vue philosophique qui soit incontestable ; son point de vue est universel : il devrait permettre d’englober dans un même point de vue l’ensemble du réel.

Mais comment un tel élargissement est-il possible ?« Comment demander aux yeux du corps, ou à ceux de l’esprit, de voir plus qu’ils ne voient ? »

 

p. 149/153 « On dira que cet élargissement est impossible... »

L’art nous offre l’exemple d’une tentative réussie d’élargissement de la perception. Il nous fait voir ce que nous ne savions pas voir, et ses œuvres, loin d’être des fantasmagories sont reconnues par nous comme « vraies », car nous portions déjà en nous ce qu’elles nous révèlent. L’artiste, parce qu’il est détaché du monde, n’est pas enfermé dans les nécessités de l’action ou de la vie pratique ; nous limitons notre regard et «  la vie exige que nous mettions des œillères» Ainsi notre conscience sélectionne dans notre mémoire les souvenirs qu’elle a intérêt à voir et dans notre perception les objets qui lui servent.

 

p. 153/158«  Eh bien, ce que la nature... »

Les philosophies antiques et modernes ont bien tenté de nous détacher du monde restreint de nos habitudes. Mais c’est au prix d’une négation de ce monde, d’une fuite vers des entités idéales (platonisme) ou au prix d’un renoncement à l’espoir de fonder une métaphysique sur l’intuition (Kant). Les anciens et les modernes sont victimes de leur fascination pour l’absolu, l’éternel, l’invariant ; ils ne peuvent donc apercevoir le mouvement et le changement comme substance du monde.

Projet bergsonien : réhabiliter la perception comme mode d’accès au réel, réhabiliter le mouvement comme essence de ce monde.

Seconde

   conférence

 

158/163 «Commençons par le mouvement »

Indivisibilité du changement et du mouvement

Etude d’un mouvement simple

Réfutation de Zénon d’Elée : « confusion du mouvement et de l’immobilité »

Diviser le mouvement à une série discrète de « moments », c’est le nier.

p. 162 « J’ai parlé du mouvement, mais j’en dirai autant de n’importe quel changement»

 

163/167« J’arrive alors au second point ...»

Changement et mouvement substantiels

Il y a des changements, mais il n’y a pas, sous le changement, de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet inerte, invariable, qui ne meuve, le mouvement n’implique pas le mobile

Exemple de la ligne mélodique qui ne se réduit pas à une succession de notes distinctes.

Distinction de la durée réelle et du temps spatialisé

Le changement [...]est ce qu’il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable

167/173 «  C’est que, si le changement est réel»

Survivance du passé

Le présent ne peut se réduire à « l’instant mathématique », ce que nous percevons c’est « une certaine épaisseur de durée ». Le présent est co-extensif au champ que notre conscience ouvre plus ou moins largement.

Le passé «  comme présent qui dure»

Tous nos souvenirs sont présents en nous et le cours ordinaire de la vie nous pousse à les oublier.

 

 

p. 173 Synthèse :  Il suffit de s’être convaincu une fois pour toutes que la réalité est changement, que le changement est indivisible, et que, dans un changement indivisible, le passé fait corps avec le présent.

 

173/176 « pénétrons-nous de cette vérité... »

Retour au projet initial : trouver un nouveau fondement à la métaphysique : pour une métaphysique du changement.

Résolution des antagonismes philosophiques

Résolution des contradictions inhérentes à l’insertion de l’homme dans le monde.

 

Première conférence

1 - Les insuffisances de notre sensibilité et de notre entendement ; la philosophie privilégie le concept au percept - les querelles qui en découlent - le projet bergsonien: réhabilitation de l'approche sensible du monde ; projet d'une métaphysique universelle.

Le point de départ de la réflexion de Bergson, c'est la dualité, pour ne pas dire le divorce qui traverse la condition humaine ; cette dichotomie peut prendre plusieurs figures : l'opposition du corps et de l'esprit, de l'esprit et de la matière, de la sensibilité et de la pensée conceptuelle. En bon métaphysicien, Bergson reconnaît dans cette déchirure la marque de notre finitude. L'homme ne peut appréhender directement l'essence des choses, ni par sa sensibilité, ni par son entendement.

C'est la faiblesse de sa "dotation sensible" qui pousse l'homme à rechercher, dans la pensée conceptuelle un substitut à cette appréhension immédiate des essences, dont ne serait capable qu'un Dieu.

p. 145-46 Si les sens et la conscience avaient une portée illimitée, si, dans la double direction de la matière et de l'esprit, la faculté de percevoir était indéfinie, on n'aurait pas besoin de concevoir, non plus que de raisonner. Conce­voir est un pis aller quand il n'est pas donné de percevoir, et le raisonnement est fait pour combler les vides de la perception ou pour en étendre la portée.  Je ne nie pas l'utilité des idées abstraites et générales, - pas plus que je ne conteste la valeur des billets de banque. Mais de même que le billet n'est qu'une promesse d'or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu'elle représente.

(…)Tout le monde a pu constater, en effet, que les concep­tions le plus ingénieusement assemblées et les raisonne­ments le plus savamment échafaudés s'écroulent comme des châteaux de cartes le jour où un fait - un seul fait réellement aperçu   vient heurter ces conceptions et ces raisonnements. Il n'y a d'ailleurs pas un métaphysicien, pas un théologien, qui ne soit prêt à affirmer qu'un être parfait est celui qui connaît toutes choses intuitivement, sans avoir à passer par le raisonnement, l'abstraction et la généralisation.

La tradition philosophique, qu'elle soit antique ou moderne, a fait son deuil des insuffisances de notre sensibilité. Pour les anciens, et on peut penser au statut des ombres, dans le mythe de la caverne de Platon, celle-ci pouvait au mieux nous faire accéder à un pseudo savoir, reflet d'une réalité essentielle non tangible, mais intelligible. Les modernes plaçaient -et on peut penser à la distinction noumène-phénomène chez Kant[2]- l'essence des choses dans une substance impossible à atteindre par notre seule sensibilité. Tous ont alors choisi de privilégier le concept au percept comme voie d'accès au réel.

p.146 L'insuffisance de nos facultés de perception - insuffisance constatée par nos facultés de conception et de raisonne­ment - est ce qui a donné naissance à la philosophie.

(…)Il est vrai que, pour les philosophes anciens, le monde intelligible était situé en dehors et au-dessus de celui que nos sens et notre conscience aperçoivent nos facultés de perception ne nous montraient que des ombres projetées dans le temps et l'espace par les Idées immuables et éternelles. Pour les modernes, au contraire, ces essences sont constitutives des choses sensibles elles-mêmes ; ce sont de véritables substances, dont les phénomènes ne sont que la pellicule superficielle. Mais tous, anciens et modernes, s'accordent à voir dans la philosophie une substitution du concept au percept.

 

Mais en renonçant à cet accès sensible au réel, en lui préférant la spéculation conceptuelle, la philosophie abandonnait du même coup l'espoir de construire une représentation universelle de notre relation au monde. Au contraire, l’histoire de la philosophie spéculative est celle des querelles d'écoles en contradiction les unes avec les autres. C'est sur cet échec des philosophies antiques et modernes que Bergson se propose de bâtir sa propre philosophie, dont l'ambition serait de définir un point de vue universel, incontestable, sur l'insertion de l'homme dans le monde.

 

p.147

il y aura toujours, au contraire, autant de philo­sophies différentes qu'il se rencontrera de penseurs originaux.

Une philosophie qui construit ou com­plète la réalité avec de pures idées ne fera donc que substituer ou adjoindre, à l'ensemble de nos perceptions concrètes, telle ou telle d'entre elles élaborée, amincie, subtilisée, convertie par là en idée abstraite et générale. Mais, dans le choix qu'elle opérera de cette perception privilégiée, il y aura toujours quelque chose d'arbitraire

Et bien des philosophies différentes surgiront, armées de concepts différents. Elles lutteront indéfiniment entre elles.

 

Le projet de Bergson est résumé dans le passage ci-dessous :Ne pas renoncer à une approche sensible du monde, "élargir notre perception" de telle façon que nous puissions définir un point de vue universel et incontestable sur le monde :

 

p.147-48

Voici alors la question qui se pose, et que je tiens pour essentielle. Puisque tout essai de philosophie purement conceptuelle suscite des tentatives antagonistes et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n'y a pas de système auquel on ne puisse en opposer un autre, resterons-nous sur ce terrain, ou ne devrions-nous pas plutôt (sans renoncer, cela va sans dire, à l'exercice des facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception, obtenir qu'elle se dilate et s'étende ?

(…)

Mais supposez qu'au lieu de vouloir nous élever au-dessus de notre perception des choses, nous nous enfoncions en elle pour la creuser et l'élargir. Supposez que nous y insérions notre volonté, et que cette volonté se dilatant, dilate notre vision des choses. Nous obtiendrons cette fois une philosophie où rien ne serait sacrifié des données des sens et de la cons­cience  aucune qualité, aucun aspect du réel, ne se substi­tuerait au reste sous prétexte de l'expliquer. Mais surtout nous aurions une philosophie à laquelle on ne pourrait en opposer d'autres, car elle n'aurait rien laissé en dehors d'elle que d'autres doctrines pussent ramasser  elle aurait tout pris. Elle aurait pris tout ce qui est donné, et même plus que ce qui est donné, car les sens et la conscience, conviés par elle à un effort exceptionnel, lui auraient livré plus qu'ils ne fournissent naturellement.

 


2 - L'exemple de l'art comme approche sensible et élargie du réel

Or une telle expérience "d'élargissement de la perception" existe : les artistes[3] l'ont éprouvée bien avant les philosophes.

p.149-50

Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n'apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes.

L'artiste montre au philosophe la voie de ce que devrait être une approche du réel :

            - Il est tout d'abord, pour ceux à qui s'adresse son œuvre, un révélateur, métaphore que Bergson emprunte à la photographie. On y retrouve un écho de ce que Hegel dit du grand homme, dans la philosophie de l'histoire : "Ils [les peuples] éprouvent la puissance de leur propre esprit intérieur qui vient à leur rencontre".

p.149-50

A quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre cons­cience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous Si nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représen­tées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invi­sibles : telle, l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur.

L’artiste ne crée pas, du moins à la manière de Dieu. Il est, tel Socrate, celui qui accouche les âmes de ce qu’elles ne savaient pas porter en elles.

p.150

Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. (…)

Approfondissons ce  que  nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C'était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions égale­ment brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience  usuelle comme des  “dissolving views” et qui constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même.

            - L’artiste peut  remplir ce rôle parce qu’il est « détaché de la réalité », ou encore comme le dit Bergson « moins adhérent à la vie ». L’opposition est ici entre contemplation et action. C’est une distinction importante, car elle se retrouvera dans la conception bergsonienne entre temporalité vécue et durée réelle. Il y a le réel que nous apercevons, comme le dirait Hegel «d’un point de vue utilitaire » et il y a le réel tel qu’il existe en lui-même, et que nous ne pouvons atteindre dans sa totalité, dans son ipséité.

p. 152-53

Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d'agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir; ils perçoivent pour percevoir, - pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d'eux-mêmes, soit par leur conscience soit par  un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C'est donc bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c'est parce que l'artiste songe moins à utiliser sa perception qu'il perçoit un plus grand nombre de choses.

 

-         L’artiste a donc une perception plus large et plus profonde du monde ; le philosophe pourrait avoir pour tâche d’opérer le même élargissement, mais en direction du temps. Car, là aussi, nos habitudes de pensée nous poussent à n’apercevoir dans le présent, ou à ne retenir du passé, que ce que nous avons intérêt à voir.

p. 152-53

Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection. On le montrerait sans peine pour les opérations de la mémoire. Notre passé, ainsi que nous le verrons dans notre prochaine conférence, se conserve nécessairement, automatiquement. Il survit tout entier. Mais notre intérêt pratique est de l'écarter, ou du moins de n'en accepter que ce qui peut éclairer et compléter plus ou moins utilement la situation présente. Le cerveau sert à effectuer ce choix  il actualise les souvenirs utiles, il maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On en dirait autant de la perception.

 

On voit que la conception bergsonienne[4] de la mémoire est construite sur le modèle de la perception et de ce que l’on pourrait appeler, avec W. James[5] (référence favorite de Bergson) l’étroitesse du champ de conscience. Ainsi le regard de l’artiste sur le monde et celui de l’homme ordinaire se différencient par l’étendue de leur « horizon » (Husserl). L’horizon du commun des mortels est restreint à ses intérêts du jour. Celui de l’artiste est infiniment ouvert. (le déroulement infini de la vague…) Ainsi, la mémoire est potentiellement ouverte et le passé est en puissance en nous et n’attend que l’orientation active de notre souvenir pour redevenir  conscient. Cette remarque montre et justifie s’il est besoin notre détour par l’étude de la première conférence.

 


3 - Retour sur la critique des philosophies classiques et modernes ; les raisons d'un échec : le projet bergsonien ; pour une métaphysique du changement, contre les métaphysiques de l'immobilité.

Ne peut-on espérer  réaliser dans le domaine de la philosophie ce que les artistes réussissent ? Comment réformer la philosophie ? Comment pourrait-elle nous détacher de nos adhérences pratiques au monde pour retourner au réel, pour en approfondir et en élargir la perception ?

p.153

Eh bien, ce que la nature fait de loin en loin,  par distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie, en pareille matière, ne pourrait-elle pas le tenter, dans un autre sens et d'une autre manière, pour tout le monde ? Le rôle de la philosophie ne serait-il pas ici de nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain déplacement de notre attention ? Il s'agirait de détourner cette attention du côté pratiquement intéressant de l'uni­vers et de la retourner vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien. Cette conversion de l'attention serait la philosophie même.

 

C'était bien le projet platonicien : quitter les ombres de la caverne sensible (le corps) pour rejoindre notre seule partie, les lumières du souverain bien, le soleil de l'intelligible. Mais c'est au prix d'une fuite : Platon atteint le réel des idées en niant  notre insertion dans le monde des apparences sensibles. Au lieu de réconcilier l’homme avec le monde, on accentue le divorce en privilégiant l’âme et en nous mutilant de notre corps.

p.153-54

Au premier abord, il semble que ce soit fait depuis longtemps. Plus d'un philosophe a dit, en effet, qu'il fallait se détacher pour philosopher, et que spéculer était l'inverse d'agir. Nous parlions tout à l'heure des philosophes grecs nul n'a exprimé l'idée avec plus de force que Plotin. “ Toute action, disait-il (et il ajoutait même “ toute fabrication ”), est un affaiblissement de la contemplation. ” Et, fidèle à l'esprit de Platon. il pensait que la découverte du vrai exige une conversion  de l'esprit, qui se détache des apparences d'ici-bas et s'attache aux réalités de  là-haut : “ Fuyons vers notre chère patrie ! ” - Mais, comme vous le voyez, il s'agissait de “  fuir ”. Plus précisément, pour Platon et pour tous ceux qui ont entendu ainsi la métaphysique, se détacher de la vie et convertir son attention consiste à se transporter tout de suite dans un monde différent de celui où nous vivons, à susciter des facultés de perception autres que les sens et la conscience. Ils n'ont pas cru que cette éducation de l'attention pût consister le plus souvent à lui retirer ses œillères, à la déshabituer du rétrécissement que les exigences de la vie lui imposent.

C'était aussi le projet des modernes, et de Kant en particulier. Il préconisait bien un retour à l'intuition comme seule susceptible de fonder une métaphysique ; mais c'est aussi pour constater qu'une telle vision immédiate du monde n'étant pas à la portée de l'homme, il est condamné à ne connaître que les phénomènes et coupé irrémédiablement du noumène[6]. La philosophie Kantienne est donc un renoncement à ce projet de réconciliation de l’homme et du monde.

 

p.155

Voilà ce que Kant a dégagé en pleine lumière ; et c'est là, à mon sens, le plus grand service qu'il ait rendu à la philosophie spéculative. Il a définitivement établi que, Si la métaphysique est possi­ble, ce ne peut être que par un effort d'intuition. - Seule­ment, ayant prouvé que l'intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta  cette intuition est impossible.

Pourquoi la jugea-t-il impossible ? Précisément parce qu'il se représenta une vision de ce genre - je veux dire une vision de la réalité “  en soi ” - comme se l'était repré­sentée Plotin, comme se la sont représentée en général ceux qui ont fait appel à l'intuition métaphysique.

 

Ainsi Bergson renvoie dos-à-dos antiques et modernes :

 

Tous ont entendu par là une faculté de connaître qui se distinguerait radicalement de la conscience aussi bien que des sens, qui serait même orientée dans la direction inverse. Tous ont cru que se détacher de la vie pratique était lui tourner le dos.

 

L’erreur de la philosophie antique et des modernes fut donc de  chercher du côté de l'immuabilité des choses l'essence, la substance du monde. La philosophie fut  hypnotisée par la recherche de l’absolu. La faute en incombait peut-être à Zénon d’Elée[7] : prétendant démontrer l’absurdité du mouvement, il installait la philosophie dans deux millénaires de fascination pour l’immuable. Proposition de Bergson : la rechercher dans le changement.

 

p.156

La métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d'Élée relatifs au changement et au mouvement. C'est Zénon qui, en attirant l'attention sur l'absurdité de ce qu'il appelait mouvement et changement, amena les philosophes - Platon tout le premier - à chercher la réalité cohérente et vraie dans ce qui ne change pas. Et c'est parce que Kant crut que nos sens et notre conscience s'exercent effectivement dans un Temps véritable, je veux dire dans un Temps qui change sans cesse, dans une durée qui dure, c'est parce que, d'autre part, il se rendait compte de la relativité des données usuelles de nos sens et de notre conscience (arrêtée d'ailleurs par lui bien avant le terme transcendant de son effort) qu'il jugea la métaphysique impossible sans une vision tout autre que celle des sens et de la conscience, - vision dont il ne trouvait d'ailleurs aucune trace chez l'homme.

 


Seconde  conférence

Le projet de Bergson est donc de réformer la métaphysique, en lui donnant un nouveau fondement. Il faut, nous l'avons vu renoncer au mirage de m'immuable. L' essence de l'être n'est pas dans l'immobilité, mais au contraire dans le changement. L'objet de cette seconde conférence est d'établir que le mouvement est l'essence universelle de l'être. Bergson va développer une argumentation structurée en trois points :

                   -    Indivisibilité du changement et du mouvement

                   -    Le changement et le mouvement substantiels

                   -    La survivance du passé.

 

                   1   - Indivisibilité du changement et du mouvement

Nous nous représenterons tout changement, tout mouvement, comme absolument indivisibles.

                        1.1 "Commençons par le mouvement" (p.58)

La première illusion dénoncée par Bergson est celle qui consiste à réduire le mouvement aux espaces parcourus par un mobile. Cette illusion nous est commune et vient de la nécessité pratique de "mesurer le temps". (par exemple, à proprement parler, une pendule ne mesure pas le temps mais comptabilise par son cadran des espaces parcourus) Sur un exemple simple (le déplacement de la main), Bergson établit :

                   -    que le mouvement ne peut être divisé en "parties" distinctes sans perdre sa qualité essentielle. Il ne serait plus alors qu'un point fixe de l'espace. Ainsi ce sont les espaces parcourus qui sont indéfiniment divisibles, non le mouvement lui-même.[8]

p. 158-9

Comment le mouvement pourrait-il s'appliquer sur l'espace qu'il parcourt ? Comment du mouvant coïnciderait-il avec de l'immobile ? Comment l'objet qui se meut serait-il  en un point de son trajet ? Il y passe, ou, en  d'autres termes, il pourrait y être. Il y serait s'il s'y  arrêtait ; mais, s'il s'y arrêtait, ce n'est plus au même mouvement que nous aurions affaire.

                   -    que l'immobilité est un mythe. Intéressante inversion d'une idée commune : nous pensons habituellement que le temps et le mouvement sont relatifs ; mais Bergson nous montre que c'est l'immobilité qui est relative : à proprement parler rien n'est immobile.[9]

p. 159

A vrai dire, il n'y a jamais d'immobilité véritable, si nous entendons par là une absence de mouvement. Le mouvement est la réalité même, et ce que nous appelons immobilité est un certain état des choses analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent avec la même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles : chacun des deux trains est alors immobile pour les voyageurs assis dans l'autre.

 

D'où vient que nous nous trompons à ce point sur le mouvement ? C'est que nous avons besoin de repères pour agir. Nous les prenons dans l'espace en postulant qu'il s'agit là d'une référence universelle à laquelle nous devons rapporter tout mouvement.

p. 159-60

L'"immobilité" étant ce dont notre action a besoin, nous l'érigeons en réalité, nous en faisons un absolu, et nous voyons dans le mouvement quelque chose qui s'y surajoute


Ce point de vue va être précisé par Bergson dans une seconde analyse consacrée au paradoxe de Zénon d'Elée[10], Achille et la tortue. Zénon prétendait démontrer ainsi l’impossibilité du mouvement.

P160

Je n'ai pas besoin de vous rappeler les arguments de Zénon d'Élée. Tous impliquent la confusion du mouvement avec l’espace parcouru, ou tout au moins la conviction que l'on peut traiter le mouvement comme on traite l'espace, le diviser sans tenir compte de ses articulations. Achille, nous dit-on, n'atteindra jamais la tortue qu'il poursuit, car lorsqu'il arrivera au point où  était la tortue, celle-ci aura en le temps de marcher, et ainsi de suite indéfiniment.

Bergson propose de  démontrer que le paradoxe de Zénon n’est en fait qu’un sophisme[11]. Son argumentation n’est pas conceptuelle, ni mathématique (bien que l’on puisse concevoir de telles démonstrations) Non, fidèle au principe qui consiste à accorder à l’intuition sensible (« percept ») le pas sur la compréhension intellectuelle, il propose de donner la parole à l’acteur de la scène, Achille lui-même :

Il y aurait en pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté c’eût été d'interroger Achille. Car, puisqu' Achille finit par rejoindre la tortue et même par la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s'y prend

Or, on s’apercevra alors que le raisonnement de Zénon ne tient que du point de vue du spectateur, non de celui de l’acteur. Ce que divise Zénon, c’est l’espace parcouru, non le mouvement de l’athlète. Celui-ci est continuité, vouloir le réduire à un ensemble de stades, ou de parties, c’est nier le mouvement comme développement unique d’une seule et même action. On pourrait illustrer cela par la distinction entre chronophotographie et cinéma. La première réduit le mouvement à un ensemble de gestes distincts ; le second rend au mouvement toute sa fluidité.  Mais si je marche, mon action s’inscrit dans la durée comme une continuité ; je ne pense pas, dans la marche aux différentes phases que me décrit la chronophotographie.

Ainsi, pour Bergson l’erreur de Zénon est de ne rapporter l’étude du mouvement qu’à la seule dimension de l’espace parcouru. L’espace est divisible, le mouvement ne l’est pas.

p. 161

Procéder  comme le fait Zénon, c'est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l'espace parcouru  c’est croire que  le trajet s'applique réellement  contre la trajectoire  ;  c'est faire coïncider et par conséquent confondre ensemble mou­vement et immobilité. 

 


En fait nous ne pouvons rendre compte du « passage » d’une partie du mouvement à une autre. (les fameux « états transitifs » dont parle W. James dans le texte cité.[12] C’est le mouvant qui nous effraie, et nous nous rassurons en nous retournons vers l’apparente stabilité des divisions de l’espace.

                        1.2 Le changement (p.162)

Le propos tenu sur le mouvement peut se généraliser à toute forme de changement. Tout comme le mouvement ne pouvait en aucun cas se réduire aux parties de l’espace qu’il parcourt, le changement ne peut être divisé en états distincts. Certes, pour les besoins de l’action nous ne pouvons que constater l’état d’une entité quelconque à un moment donné, puis sa modification à un autre moment[13]. Mais ces constats ne nous disent rien du changement, c’est à dire de la continuité, de la fluidité de l’être tout au long de ces multiples avatars.

p. 162

Mais, d'abord, ce qui existe objectivement de chaque teinte, c'est une oscillation infiniment  rapide, c'est du changement. Et, d'au­tre part la perception que nous en avons, dans ce qu'elle a de subjectif, n'est qu'un aspect isolé, abstrait, de l'état général de notre personne, lequel change globalement sans cesse et fait participer à son changement cette perception dite invariable : en fait, il n'y a pas de perception qui ne se modifie à chaque instant. De sorte que la couleur, en dehors de nous, c’est la mobilité même et que  notre propre personne est mobilité encore.

Descartes prétendait lever la difficulté en disant que seul notre entendement permettait de penser la cire « dans tous ses états », c’est à dire que seul le concept de cire permettait de rendre compte de ce qu’était la cire… Mais  Bergson va plus loin : ce n’est pas seulement le flux de nos pensées qui reconstitue l’unité du changement. Le changement est dans le monde, ou plus précisément le monde n’est que changement. Les « états » que notre perception croit y percevoir sont des abstractions, non la réalité, puisque ce que nous venons de  constater a déjà changé. On trouve exprimé ici une intuition fondamentale de la philosophie de Bergson : le mouvement est universel ; tout est en mouvement : le monde est un ensemble de mouvements qui cohabitent, seulement distingués par leurs rythmes différents. Les choses les plus stables ne sont immobiles qu’à l’échelle de l’observateur. Si l’on prend une échelle de temps plus longue, nous constaterions l’évolution inexorable de tout être. Ainsi le mouvement de ma pensée est (« mobilité intérieure ») mouvement à l’intérieur d’un ensemble mouvant (« mobilité externe ») qui constitue le monde.

p. 163

Le morcelage du changement en états nous met à même d'agir sur les choses, et il est pratiquement utile[14] de s'intéresser aux états plutôt qu'au changement lui-même. Mais ce qui favorise ici l'action serait mortel à la spéculation. Représentez-vous un changement comme réellement com­posé d'états du même coup vous faites surgir des problèmes métaphysiques insolubles. Ils ne portent que sur les apparences. Vous avez fermé les yeux à la réalité vraie.

 

2- Changement et mouvement substantiels

 

Il y a des changements, mais il n'y a pas, sous le changement, de choses qui changent :

le changement n'a pas besoin d'un support.

Il y a des mouvements mais il n'y a pas d'objet inerte, invariable, qui se meuve 

le mouvement n'implique pas un mobile.

 

Le point précédent visait encore à nous libérer des conceptions communes sur le mouvement ; à présent Bergson se propose de développer sa thèse propre : le mouvement et le changement sont la substance même de l’être.

Il convient tout d’abord de remarquer une distinction importante que Bergson introduit en note : la différence entre durée réelle et temps spatialisé.

-         Le temps spatialisé  c’est le temps du physicien, considéré comme une variable de la nature ; c’est le temps de la montre et du calendrier ; ce temps est rapporté aux divisions conventionnelles d’un espace immobile ; il est une négation de la durée réelle.

-         La durée réelle c’est, pourrait-on dire, le mouvement universel et indivisible, la totalité du développement du monde ; elle inclut tous les changements particuliers qui affectent les êtres ; y cohabitent des mouvements aussi différents que la rotation des astres, le mouvement de ma pensée, la croissance du brin d’herbe, la rotation des électrons autour de leur noyau ou des planètes autour de leur astre.

C’est à partir de cette distinction qu’il faut comprendre le point de vue de Bergson sur le mouvement comme substance de l’être. L’idée, c’est que tout est mouvement, même les réalités qui nous semblent les plus statiques.

163-4

On a de la peine à se représenter ainsi les choses, parce  que le sens par excellence est celui de la vue, et que l'œil a pris l'habitude de découper, dans l'ensemble du champ visuel, des figures relativement invariables qui sont censées alors  se déplacer sans se déformer : le mouvement se surajouterait au  mobile comme un accident.

Ce qui nous trompe, c’est l’apparente stabilité du monde des choses. Nous confondons substance du monde et matière tangible. Cette illusion disparaît d’ailleurs si, au lieu de nous appuyer sur le témoignage de la vue et du toucher, nous nous référons au sens de l’ouïe. Le son, de par sa nature incorporelle, nous donne un exemple de ce qu’est un pur mouvement.

p.164

Mais déjà nous aurons moins de peine à percevoir le mouvement et le changement comme des réalités  indépendantes si nous nous adressons au sens de l'ouïe. Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle  n'avons-nous pas la perception nette d'un mouvement qui n'est pas attaché à un mobile, d'un changement sans rien qui change ?

C’est la différence qu’il y a pour un interprète entre jouer les notes (lorsqu’il déchiffre) et jouer la musique (lorsqu’il interprète). En musique, on appelle cela le phrasé, le sens de la phrase, sa perception comme une unité fluide et non comme un ensemble de notes distinctes. Pour ceux pour qui une image spatiale est plus sensible qu’une métaphore musicale, on pourrait prendre l’exemple du cercle : si j’en grossissait exagérément la ligne, il m’apparaîtrait constitué d’une multitude de segments de droite, l’effet « lissé » du cercle disparaîtrait de même que la courbure.

Où réside la vérité du mouvement ? Sûrement pas dans les composants du mouvement, dans ses phases successives. Hegel[15] se posait la même question à propos de la plante : où est la vérité de la plante ? Est-elle dans le bouton floral, dans la fleur, dans le fruit, dans la graine ? A l’évidence chacune de ces phases est la négation (et même la destruction de l’autre). Mais aussi chacune est nécessaire pour que la suivante soit ! C’est l’unité organique au sein de laquelle elles se meuvent qui constitue la vérité du tout. Ainsi le temps où chaque moment est comme le dirait Merleau-Ponty[16] « Onde poussante par rapport à celle qu’elle poussait, elle devient à son tour onde poussée par rapport à une autre » :

On dit qu'il y a un temps comme on dit qu'il y a un jet d'eau : l'eau change et le jet d'eau demeure parce que la forme se conserve; la forme se conserve parce que chaque onde successive reprend les fonctions de la précédente : onde poussante par rapport à celle qu'elle poussait, elle devient a son tour onde poussée par rapport à une autre ; et cela même vient enfin de ce que, depuis la source jusqu'au jet, les ondes ne sont pas séparées : il n'y a  qu'une seule poussée, une seule lacune dans le flux suffirait à rompre le jet. C'est ici que se justifie la métaphore de la rivière, non pas en tant que la rivière s'écoule, mais en tant qu'elle ne fait qu'un avec elle-même.

Reste à établir que tout est mouvement, ce que Bergson appelle la « substantialité du mouvement ». La première chose à considérer c’est l’universalité du mouvement. Rien n’est immobile, tout est affecté d’un mouvement ou d’un changement. Que l’on considère la matière au niveau de l’infiniment petit, ou à l’échelle de l’infiniment grand, nous n’y observons que mutations et mouvements.  Tout est une question d’échelle et de rythme. Nous pouvons avoir illusion que ce qui nous entoure, et en particulier les choses matérielles ont une certaine fixité. Mais à y regarder de plus près, nous verrions se dissoudre cette apparente stabilité en une multitude de variations infinitésimales. Le paysage nous semble figé, les rochers immobiles et la falaise solide ; mais une caméra « patiente » pourrait nous montrer au cours des décennies le lent travail de sape des éléments qui, peu à peu, érode les rocs les plus résistants. Si nous reprenons l’exemple du train, il n’y a pas que les wagons qui bougent, mais aussi la pensée du voyageur assis dans le wagon, mais aussi le siège sur lequel il est assis qui s’use, le lent travail de corrosion de la rouille et de ruine des matériaux, bref, le temps est un vaste ensemble de mouvements et de changements imbriqués les uns dans les autres, un mouvement de mouvements

p. 165 Déjà la science physique nous sug­gère cette vision des choses matérielles. Plus elle progresse, plus elle résout la matière en actions qui cheminent à travers l'espace, en mouvements qui courent çà et là comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même. Sans doute la science commence par assigner à cette mobilité un support. Mais, à mesure qu'elle avance, le support recule[17] ;les masses se pulvérisent en molécules, les molécules en atomes, les atomes en électrons ou corpuscules  finalement le support assigné au mouvement semble bien n'être qu'un schéma commode,   simple concession du savant aux habi­tudes de notre imagination visuelle. Mais point n’est besoin d'aller aussi loin. Qu'est-ce que le «  mobile » auquel notre œil attache le mouvement, comme à un véhicule ? Simplement une tache colorée, dont nous savons bien qu'elle se réduit, en elle-même, à une série d'oscillations extrêmement rapides. Ce prétendu mouvement d'une chose n'est en réalité qu'un mouvement de mouvements.


C’est pour ces raisons qu’il faut se garder de confondre le mouvement et le mobile. Une chose n’est pas une entité stable en mouvement ; elle est elle-même affectée « intérieurement » d’un autre mouvement.

Ces points de vue sont encore plus évidents si on les applique aux changements affectant la pensée. La philosophie se heurtait à la contradiction entre le moi conçu comme une entité stable, une « monade », une unité et la description « d’états de conscience » distincts. Le sujet vit une multiplicité d’expériences (je marche, je vois  un arbre, je pense  à la liberté) et  pourtant  revendique  d’être  un  (« Passe  le temps, et passent les semaines, ni temps passé,   ni  les  amours reviennent,  sous  le  pont  Mirabeau coule la  Seine, (…)  je  demeure » -Apollinaire).

P 165

Mais nulle part la substantialité du changement n’est aussi visible, aussi palpable, que dans le domaine de la vie intérieure. Les difficultés et contradictions de tout genre auxquelles ont abouti les théories de la personnalité viennent de ce qu’on s’est représenté, d’une part, une série d’états psychologiques distincts, chacun invariable, qui produiraient les variations du moi par leur succession même, et d’autre part un moi, non moins invariable, qui leur servirait de support. Comment cette unité et cette multiplicité pour­raient-elles se rejoindre ? comment, ne durant ni l’une ni l’autre – la première parce que le changement est quelque chose qui s’y surajoute, la seconde parce qu’elle est faite d’éléments qui ne changent pas – pourraient-elles constituer un moi qui dure ?

 

Pour résoudre la contradiction, il faut cesser de décrire à la fois

-         les faits de conscience comme isolés et séparés les uns des autres

-         la conscience, le moi, comme formant une entité invariable

Au contraire, la conscience doit être pensée comme mouvement, comme ce qui, en permanence fait la synthèse de notre mémoire et de nos anticipations, et qui passe continûment de l’une aux autres. «Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. » [18] Merleau-Ponty rejoindra Bergson sur ce point :

Il y a un style tempo­rel du monde et le temps demeure le même parce que le passé est un ancien avenir et un présent récent, le présent un passé prochain et un avenir récent, l'avenir enfin un présent et même un passé à venir, c'est‑à‑dire parce que chaque dimension du temps est traitée ou visée comme autre chose qu'elle‑même ‑ c'est‑à‑dire enfin parce qu'il y a au cœur du temps un regard, ou, comme dit Heidegger, un Augenblick, quelqu'un par qui le mot comme puisse avoir un sens.[19]

Le moi est alors comparable à la mélodie, à la phrase musicale ; on pourrait dire de la conscience qu’elle est une modulation du temps.

P166

Il y a simplement la mélodie continue de notre vie intérieure, - mélodie qui se poursuit et se poursuivra, indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente. Notre personnalité est cela même.

 

 


Enfin, qu’est-ce que « la durée réelle » ?

La durée réelle est donc le mouvement universel ou changement universel. Il est bien sûr aussi le temps spatialisé, qui n’en est qu’une représentation pratique, utile lorsqu’il faut agir. Mais l’erreur est de se limiter à cette vision pragmatique du temps qui nous détourne de son être réel.

p. 166-7

Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder.[…]

Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur.

 

Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors, de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent.

Le point d’aboutissement de cette seconde partie, est un véritable renversement de la position traditionnelle en métaphysique des rapports de l’homme au temps et à l’espace. On pourrait parler d’une « révolution bergsonienne », comme on a pu parler à propos de Kant de « révolution copernicienne ».  Une phrase pour résumer ce bouleversement : l’essence de l’être n’est pas à rechercher dans l’immobilité des « choses éternelles »[20], mais au contraire dans l’universel changement. Le changement n’est pas un état particulier, accidentel, et contingent de l’être, c’est au contraire le sort de tous les êtres, de nous comme des choses.

Une telle révolution de la pensée n’ira pas sans troubles : comme le prisonnier sorti de la caverne[21] est ébloui et malheureux de perdre ses anciennes illusions, comme Descartes[22], qui, au sortir de l’épreuve du doute, complotait avec ses anciennes opinions, comme ses contemporains à l’aube de la modernité, ceux qui recherchaient une essence éternelle seront saisis par le doute.

p.167

Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quel­ques-uns d'entre nous seront pris de vertige. Ils sont habi­tués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout passe, rien n'existe ; et que si la réalité est mobilité, elle n'est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses.   Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d'une fixité qui n'est qu'un arrangement éphémère entre des mobilités.


3 – Survivance du passé (p.167)

Le passé fait corps avec le présent

Il s’agit d’un présent qui dure

Le passé peut se conserver lui-même, automatiquement

Mais comment rendre compte de l’apparente division du temps en trois dimensions : le passé, le présent, et l’avenir ? Laquelle de ces dimensions est l’être du temps ? Que penser de l’opinion commune qui fait du présent la seule dimension vraiment existante du temps. La réponse de Bergson est simple : il n’y a qu’un seul temps, un seul flux de la durée où coexistent passé présent et avenir[23] ; ils sont co-présents. Cette vue n’est pas totalement nouvelle. Saint Augustin la présentait déjà dans les confessions, dans une critique de l’opinion commune qui faisait de l’événement présent la seule dimension véritable du temps.[24] Augustin faisait remarquer l’unité du temps et l’illusion qu’il y avait à attribuer de l’être au passé (qui n’est plus) ou à l’avenir (qui n’est pas encore). Il faisait de la pensée, du présent de la pensée la seule dimension du temps capable d’accueillir les deux autres :

Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de dire "il  y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir. " Peut‑être dirait‑on plus justement : "il y a trois temps: le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. " Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition directe; le présent de l'avenir, c'est l'attente. Si l'on me permet de m'exprimer ainsi, je vois et j'avoue qu'il y a trois temps, oui, il y en a trois.

Saint Augustin Les Confessions, Livre XI, Ch. 14-20, Garnier

Mais l’originalité de Bergson, par rapport à Saint Augustin est d’une part, de développer une critique plus systématique de la notion de présent, et d’autre part d’étendre l’idée de survivance du passé dans le présent, et donc l’unité du temps, hors de la simple sphère subjective. Ce qui revient à dire que pour Bergson, ce n’est pas seulement le sujet qui crée le temps, mais que celui-ci est la réalité même, qu’il existe indépendamment de la pensée que nous en avons, et que cette durée universelle inclut notre durée subjective (ce point sera développé plus bas en conclusion de cette partie cf. p24) Ainsi les points de vue des deux philosophes qui semblaient au premier abord proches, se révèlent opposés sur un point : il ne faut pas refuser d’accorder de l’être au passé. Il n’est pas ce qui n’est plus, bien au contraire il est encore.

Pour démontrer cela, Bergson va d’abord se livrer à la critique d’une illusion tenace, celle qui consiste à penser que le passé comme l’inexistant. Puis il développe une critique de la prétention du présent à s’imposer comme seule dimension réelle du temps, enfin, par une analyse critique du fonctionnement de la mémoire il pose le passé comme « présent qui dure ».

-         antithèse : le passé comme l’inexistant (p.167),

Présentation initiale de la prétention du présent à valoir comme seule dimension réelle du temps :

p. 167 C'est que, si le changement est réel et même constitutif de la réalité, nous devons envisager le passé tout autrement que nous n'avons été habitués à le faire par la philosophie et par le langage. Nous inclinons à nous représenter notre passé comme de l'inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance naturelle. Pour eux et pour nous, le présent seul existe par lui-même : Si quelque chose survit du passé, ce ne peut être que par un secours que le présent lui prête, par une charité que le présent lui fait, enfin, pour sortir des métaphores, par l'intervention d'une certaine fonction particulière qui s'appelle la mémoire et dont le rôle serait de conserver exceptionnellement telles ou telles parties du passé en les emmagasinant dans une espèce de boîte.    Erreur profonde ! erreur utile, je le veux bien, nécessaire peut-être à l'action, mais mortelle à la spécula­tion. On y trouverait, enfermées «  in a nutshell », comme vous dites, la plupart des illusions qui peuvent vicier la pensée philosophique.

-         Critique du présent (p. 168)

Contre cette évidence, selon laquelle seul le présent serait réel, Bergson développe sa critique ; le présent n’est pas la dimension dans laquelle nous vivons. A proprement parler, le présent n’existe pas, du moins si on en fait la stricte limite du passé et de l’avenir. Un tel temps pourrait être conçu, comme une vue de l’esprit, mais ne pourrait être perçu. A l’image du point, qui dans la géométrie Euclidienne est pensé « comme ce qui n’a point de parties», l’instant « mathématique » n’a pas de dimension. Aussi petit que je voudrais le réduire, aussi bref qu’un coup de feu ou qu’un claquement de main, de tels temps dureraient encore. Ils auraient un début et une fin, et un développement, aussi bref soit-il. Le seul présent qui le soit authentiquement, est un présent abstrait, seulement énoncé dans sa définition « limite du passé et de l’avenir » comme le point du géomètre est la rencontre de deux lignes.

 

p.168 Qu'est-ce au juste que le présent ? S'il s'agit de l'instant actuel,   je veux dire d'un instant mathématique qui serait au temps ce que le point mathématique est à la ligne,   il est clair qu'un pareil instant est une pure abstrac­tion, une vue de l'esprit ; il ne saurait avoir d'existence réelle. Jamais avec de pareils instants vous ne feriez du temps, pas plus qu'avec des points mathématiques vous ne composeriez une ligne.

Dans quel « présent » vivons-nous alors ?[25] Bergson répond par le concept « d’épaisseur durée », un présent subjectif qui peut être étendu plus ou moins au passé ou à l’avenir, en fonction de l’ouverture de notre champ de conscience. Ainsi si je dis « aujourd’hui, nous sommes le 20 avril », mon présent dure 24 heures, et si je dis « actuellement nous sommes en 1999 », je l’étends à 365 jours, ou à 100 ans si je parle des hommes du Xxe siècle comme mes contemporains. Toute pensée consciente est à la fois ressouvenir et empiétement sur l’avenir : pour pouvoir énoncer une simple phrase, il faut que, rendu au milieu de ma proposition, je me souvienne encore de son commencement, et j’envisage déjà le dernier mot prononcé.

p.168-9

Notre conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre présent, c'est à un  certain intervalle de durée que  nous pensons.  Quelle durée? Impos­sible de la fixer exactement; c'est quelque chose d'assez flottant. Mon présent, en ce moment, est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en est  ainsi parce qu'il me plaît de limiter à ma phrase le champ de mon attention. Cette attention est chose qui peut s'allonger et se raccourcir, comme l'intervalle entre les deux pointes d'un  compas. Pour le moment, les pointes s'écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase ; mais, s'il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent embras­serait, outre ma dernière phrase, celle qui la précédait : il m' aurait suffi d'adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente, toutes les phrases antérieures de la leçon, et les événements qui ont précédé la leçon, et une portion aussi grande qu’on voudra de ce que nous appelons notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé est donc, sinon arbitraire, du moins relative à l'étendue du champ que peut embrasser notre attention à la vie.

-         le passé comme présent qui dure (p.170)

La thèse est introduite par une analyse des fonctions de la mémoire.[26]  Le développement de la thèse se fait à partir de trois constats :

-         Les souvenirs ne sont jamais oubliés. Comme nous le montrent diverses expériences de remémorations, ceux que l’intérêt présent avait négligés, ceux dont les projets n’avaient cure, parce qu’ils n’entraient pas dans ses plans, peuvent être retrouvés.

-         Le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Si notre cerveau ne venait pas simplifier et réduire nos souvenirs en fonction des impératifs de l’action présente, le passé resterait intégralement présent en nous. Le cerveau ne sert pas à se souvenir : il est plutôt une machine à oublier. C’est probablement l’élément de la thèse de Bergson qui est le plus difficile à comprendre. Pour vous y aider, je vous propose de reprendre une métaphore spatiale déjà citée, celle de l’étroitesse du champ de conscience. Notre sensibilité perçoit dans le champ de perception une multiplicité, on pourrait même dire une infinité d’informations, parmi lesquelles notre cerveau ne retient que celles qui sont utiles ou signifiantes. Cela n’empêche évidemment pas les autres informations d’exister, et si notre intérêt changeait, peut-être cela deviendrait-il  important de les intégrer à notre perception. Nous sommes, selon Bergson, dans la même position vis-à-vis de nos souvenirs. Le champ de la mémoire est infiniment ouvert et riche. Mais là aussi, nous n’en retenons que ce que nous croyons avoir intérêt à conserver. Ce qui explique que, quand nos intérêts changent, ou que notre sensibilité présente est affectée par quelque chose qui stimule notre intérêt[27], ce passé revient en force et affirme qu’il n’est pas mort. Ceci expliquerait selon Bergson que notre mémoire est beaucoup plus riche que ce dont nous avons conscience.

Mais l’originalité majeure de la thèse de Bergson est surtout ce qui est évoqué dans le dernier paragraphe de cette partie. (p 173 § 2) :

P 173Non pas seulement notre passé à nous, mais aussi le passé de n'importe quel changement, pourvu toutefois qu'il s agisse d'un changement unique et, par là même, indivi­sible : la conservation du passé dans le présent n’est pas autre chose que l'indivisibilité du changement. Il est vrai que, pour les changements qui s'accomplissent au dehors, nous ne savons presque jamais si nous avons affaire à un changement unique ou à un composé de plusieurs mouve­ments entre lesquels s'intercalent des arrêts (l’arrêt n'étant d'ailleurs jamais que relatif). Il faudrait que nous fussions intérieurs aux êtres et aux choses, comme nous le sommes à nous-mêmes, pour que nous pussions nous prononcer sur ce point. Mais là n'est pas l'important.


TOPIQUE DU TEMPS : LA DUREE REELLE SELON BERGSON


 

CONCLUSION (p. 173)

Il suffit de s'être convaincu une fois pour toutes que la réalité est changement,

 que le changement est indivisible,

et que, dans un changement indivisible, le passé fait corps avec le présent

 

Cette citation résume de manière très succincte l'ensemble de l'argumentation de Bergson. On y retrouve la synthèse des trois étapes successives de l'argumentation.

Il faut maintenant revenir au problème posé à l'initiale de ce cycle de conférences : comment une position nouvelle sur le mouvement et le changement est-elle susceptible de rénover en profondeur la métaphysique ? Qu'en est-il des promesses initiales de résoudre la plupart des contradictions des philosophes, en proposant une réponse valable universellement ? Quelles conséquences peut-on retirer de cette méditation sur le mouvement et le changement ?

On peut les répartir en trois groupes

-         La première dérive directement du propos précédent : elle concerne la substantialité du mouvement

-         La seconde intéresse deux contradictions que les philosophies antiques et modernes se révélaient incapable de résoudre de manière satisfaisante :                     -           Le problème du libre arbitre et de la prédétermination du sujet                                 -           Le problème du divorce entre sujet et objet

-         Mais ces questions intéressent encore la spéculation métaphysique pure. Bergson nous propose d'étendre au-delà les enseignements de sa réflexion : "nous pourrons la faire pénétrer dans notre vie de tous les jours" c'est le domaine de l'action, qui primitivement avait été chassé du champs de notre réflexion qui est ici réhabilité : Bergson voit dans la position développée sur le mouvement, la possibilité du fondement d'une éthique, ou du moins de principes capables de donner un sens à notre existence.

 

Revenons brièvement sur le premier point :  Il s'agit de "river son clou", et une fois pour toutes à Zénon et à la réfutation philosophique du caractère substantiel du mouvement. Ces penseurs postulaient une substance immobile et éternelle, tout en s'avérant impuissants à la nommer ou à la saisir. Bergson, en dénonçant la vanité d'une telle quête, établit de manière définitive que "le changement (...) est la substance même des choses" (p. 174)

 

Second problème philosophique auquel la nouvelle perception du changement apporte résolution et clarté : le problème du libre arbitre, et de la prédétermination. Comment concilier la prétention du sujet à une liberté d'action et de pensée, dans un univers qu'il ne gouverne pas ou pire qu'il subit comme un destin inéluctable ? En comprenant que la liberté humaine est une des expressions du mouvement universel, et qu'il n'y a par conséquent pas d'opposition entre le mouvement universel et la liberté des hommes. Le point de vue est ici assez proche de celui d'épicure, qui, le premier, avait fait du mouvement libre de l'atome (clinamen, ou déclinaison) l'explication du libre-arbitre de notre âme. Mais on va le voir, Bergson tire de ce constat des conséquences diamétralement opposées à celles d'Epicure.

p.174-5

Les discussions relatives au libre arbitre prendraient fin si nous nous apercevions nous-mêmes là où nous sommes réellement, dans une durée concrète où l'idée de détermination nécessaire perd toute espèce de signification, puisque le passé y fait corps avec le présent et crée sans cesse avec lui - ne fût-ce que par le fait de s'y ajouter quelque chose d'absolument nouveau.


Encore, la distinction sujet/objet, classique en philosophie, perd ici de son intérêt. Ils sont réunis dans une communauté de mouvement. Ils cessent de s'opposer, l'un, l'objet, fixe et immuable, l'autre, le sujet, défini par le mouvement de sa pensée ; non, ils se ressemblent en ce qu'ils changent, certes  à leur propre rythme, mais qu'ils changent tous les deux.

 

p. 175

Et la relation de l'homme à l'univers deviendrait susceptible d'un approfondissement graduel si nous tenions compte de la vraie nature des états, des qualités, enfin de tout ce qui se présente à nous avec l'apparence de la stabilité. En pareil cas, l'objet et le sujet doivent être vis-à-vis l'un de l'antre dans une situation analogue à celle des deux trains dont  nous parlions au début  c'est un certain réglage de la mobilité sur la mobilité qui produit l'effet de l'immobilité.

 

La dernière des conséquences que Bergson tire de sa nouvelle position du problème ontologique initial élargit considérablement le propos : nous quittons le domaine de la spéculation pure, pour réinvestir celui de l'action. Nous avions quitté ce plan, en tant qu'il réduisait notre point de vue  des considérations utilitaires et pratiques ; nous le retrouvons ici, mais sur le plan du fondement éthique, le plan du sens. Pour parler plus simplement, quelle conséquence pouvons-nous tirer, dans le concret de notre existence, de la thèse de Bergson sur le mouvement. ?

Elle peut tout d'abord réconcilier l'homme et l'univers. L'art y parvenait, certes, mais uniquement dans un sens spatial, et donc superficiel, puisqu'il méconnaît ainsi le caractère essentiel du mouvement [28]. Surtout, la philosophie nous montre que notre durée subjective, notre histoire personnelle, et plus loin celle de notre famille ou de notre peuple, est incluse dans un développement plus large, celui de l'histoire du monde, dont nous ne sommes qu'un des acmés. Le temps du moucheron[29] n'est plus autre que le nôtre. Ce qui distingue son agitation de la nôtre, c'est que la nôtre est consciente, et que nous sommes capables de nous penser comme appartenant à la même patrie que lui, la patrie de la vie. Un même "élan vital"[30] nous unit, nous prolongeons tous deux une même" ferveur créatrice née au commencement des temps.

p. 176

Tout s'anime autour de nous, tout se revivifie en nous. Un grand élan emporte les êtres et les choses. Par lui nous nous sentons soulevés, en traînés, portés. Nous vivons davantage, et ce surcroît de vie amène avec lui la conviction que de graves énigmes philosophiques pourront se résoudre ou même peut-être qu'elles ne doivent pas se poser, étant nées d une vision figée du réel et n'étant que la traduction, en termes de pensée, d'un certain affaiblissement artificiel de notre vita­lité. Plus, en effet, nous nous habituons à penser et à perce­voir toutes choses sub specie durationis, plus nous nous enfonçons dans la durée réelle. Et plus nous nous y enfonçons, plus nous nous replaçons dans la direction du principe, pourtant transcendant, dont nous participons et dont l'éternité ne doit pas être une éternité d'immutabilité, mais une éternité de vie : comment, autrement, pourrions-nous vivre et nous mouvoir en elle ? In ea vivimus et movemur et sumus.

 

 



[1] Bergson : cf : Petit Recueil  de Textes Philosophiques sur le Temps p. 3

[1]Von Uexkull

[1]Le Comte de Noüy : cf. PRTPT p. 7

[1] Bachelard : cf. PRTPT p. 6

[1]Par subjectivité, on entendra ici "relatif au sujet" par opposition à objectivité "relatif à l'objet" en enlevant de ces deux concept toute connotation péjorative ou laudative.

[1]Saint Augustin : PRTPT p. 1

[1]Ibidem p.1

[1]Maurice Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception cf. polycopié sur ce texte.

[1]"On ne se baigne pas deux fois dans la même eau"

[1]cf. Bergson : PRTPT p. 3

[1] Aporie : impasse logique, impossibilité logique de poursuivre un raisonnement.

[1] Benveniste :

[1] Ce qui constituait les programme des CPGE

[2] cf. infra note 14 p.13

[3] On peut souligner avec R. Huyghe combien l’art constitue une « tierce réalité » qui permet de mettre fin à la solitude ontologique de l’homme. L’homme est esprit, sa conscience est une modulation du temps, et vise sans cesse de former une unité avec elle-même ; le monde est matière, espace, et diversité. Or c’est dans ce monde que nous naissons et que nous vivons. Ce monde « à la fois nous accueille et nous repousse » ; nous le ressentons comme étranger, nous nous y sentons étrangers. Le caractère tragique de ce déchirement vient de ce qu’il n’est pas seulement divorce entre le moi et l’univers, mais qu’il traverse notre être : en effet par le corps nous sommes nous aussi, une « chose » soumise aux mêmes lois physiques que les autres choses.

La science et la technique échouent dans leur tentative de vaincre ce gouffre qui nous sépare des choses. Seule l’œuvre d’art, parce qu’elle n’est réductible ni à sa dimension spirituelle, ni à sa dimension matérielle permet une fusion entre l’homme et le monde. Bergson veut précisément tenter par la philosophie de réaliser la même ambition : mettre fin à la dualité qui oppose l’homme au monde (et donc d’une certaine façon, à lui-même) et restaurer une unité du moi et de l’univers.

[4] Sur la conception bergsonienne de la mémoire cf. PRTPT p. 3 et 4 Henri Bergson Matière et mémoire

[5] Cf. W. James, PRTPT p.2 txt. 2

[6] Dans un objet externe, Kant distingue le noumène (« objet en soi », tel qu’il existe indépendamment de notre perception), et qui nous est inconnaissable, du phénomène, (« objet pour nous », représentation que notre sensibilité est capable de construire en unissant par une intuition a priori –l’espace- le divers sensible perçu empiriquement) Le même type d’analyse vaut pour l’intuition du temps par la sensibilité.

[7] On remarquera l’habileté de Bergson : pour donner à son cycle de deux conférences plus d’unité, il achève cette première conférence par une référence à Zénon, dont il analysera la thèse au début de la seconde.

[8] On rapprochera ce point de vue de celui de W. James PRTPT p.

[9]cf infra : changement et mouvement substantiels, p. 16

[10] « Le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d'où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.» Autrement dit : si nous organisons une course entre Achille et une tortue et que nous donnions à Achille un certain handicap, lorsque celui‑ci se trouvera au point T où était la tortue au moment du départ, celle‑ci n'y sera plus et se trouvera en T' ; lors­qu' Achille sera en T' la tortue n'y sera plus mais sera en T", bref non seulement Achille ne dépassera jamais la tortue mais il ne l'atteindra jamais, il ne fera que se rapprocher indéfiniment d'elle. (d’après Jean Brun Les présocratiques, p81-82, P. U. F.)

[11] Sophisme : dans son sens péjoratif : discours aux apparences logiques mais qui repose sur une utilisation abusive, la plupart du temps langagière des règles du raisonnement logique.

[12] La grande difficulté est maintenant de se rendre compte par l'introspection de la vraie nature des états transitifs. [Entre deux moments de conscience distincts] Ils ne sont, disons‑nous, que des vols vers une conclusion, et cela même les rend insaisissables les arrêter en plein élan, c'est les anéantir; attendre qu'ils aient atteint la conclusion, c'est attendre que cette conclusion les éclipse, dévore en son éclat leur pâle lueur, et les écrase de sa masse solide. W. James

[13] On peut ici penser à une expérience telle que celle du « morceau de cire » que Descartes développe dans la seconde Méditation métaphysique.

[14] C’est  moi qui souligne, pour bien mettre en évidence l’opposition du point de vue pratique (utilitaire) et du point de vue spéculatif (métaphysique).

[15] Hegel : Phénoménologie de l’esprit

[16] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception cf. le poly. sur le temps.

[17] « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » (Corneille, Polyeucte) -pardon, je n’ai pas pu m’empêcher de la faire ! Honnit soit qui mal y pense ! NDR-

[18] cf. Bergson PRTPT p3 texte 1

[19] MERLEAU‑PONTY, Phénoménologie de la perception, p 482

 

[20] Avec des « », dans la mesure où l’existence même de telles entités éternelles est mise en question par Bergson. NDR

[21]  Platon : L’allégorie de la caverne, in La République

[22] Descartes : Méditation métaphysique, 1

[23] J’étends la perspective de Bergson à l’avenir, bien qu’il n’en parle pas explicitement ici.

[24] Cf. Saint Augustin PRTPT, p 1

[25]  Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu. Ce que nous percevons en fait c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties: notre passé immédiat et notre avenir imminent. Bergson, La conscience et la vie, (1911) in L'énergie spirituelle, PUF

 

[26] cf. aussi Bergson, PRTPT, p. 3  Texte 2

[27] On peut penser en particulier à la une expérience telle que la « madeleine » de Proust

[28]Sauf peut-être la musique, qui en tant que modulation de la durée tout autant que de l'espace, est une expérience unique d'unir un phénomène mouvant du monde (les sons) à un mouvement de la pensée (la mélodie) -à revoir- NDR

[29] Oh ! bienheureuse la  petite créature 

qui toujours demeure dans le sein qui la porta ;

Bonheur du moucheron, qui, même à l'heure de ses noces

s'y agite encore : car cette mère originaire est tout.

Rainer Maria Rilke, 8e Elégie 

[30] Notre passage n’est pas qu’un passage puisqu’il est la préfiguration du devenir de l’homme ; unicité de la création humaine :

Dans une seule idée d’un créateur vivent mille nuits d’amour oubliées qui la comblent de majesté et de grandeur . Et ceux qui la nuit s’unissent et s’enlacent dans le plaisir qui les berce font œuvre sérieuse et rassemblent des douceurs, de la profondeur et  de la force pour le chant de quelque poète à venir qui se lèvera pour dire d’ineffables délices

Rainer Maria Rilke Lettres à un jeune poète p 61 (traduction de Launay)

Le poète lui-même est un passages vers d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé (Rimbaud, Lettre)